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Les prêtres : smicards de l’Évangile - Maurice Clavel - 30 juillet 1973

"Etre prêtre n'est plus vraiment une affaire"

Maurice clavel les smicards de l evangile0001Maurice clavel les smicards de l evangile

CHRONIQUE

Lundi 30 jui11et 1973 dans Le Nouvel Observateur

MAURICE CLAVEL

Les smicards de l'Evangile

Je lis notre dernier numéro. Tandis que je m'y escrime à retrouver le secret d'un roman quinquagénaire de Bernanos, Sitbon, par son reportage sur Camille et le père Brunetti, nous fait saisir, à la faveur d'une histoire bernanosienne, ce qu'est un prêtre. Il est bon, où plutôt il est juste, qu'après avoir décrit les trésors du Vatican on mette un peu en lumière tous ces milliers de smicards de l'Evangile qui composent notre clergé — du moins sa piétaille — ce à l'heure où nos besoins et nos désirs matériels ne cessent de croître. Etre prêtre n'est vraiment plus une affaire. Les « 2 CV » communautaires et cabossées ont remplacé la soutane verte...

 
 


Parlera-t-on de la situation sociale, de ce prestige qui peut compenser le dénuement ? On retarde. Telle est notre mentalité présente de rendement-rentabilité que les prêtres sont méprisés un peu partout, comme parasites ou minables. Et ils y sont sensibles, et parfois trop sensibles puisqu' 'on en voit beaucoup s'engager au travail n'importe où, souvent en des entreprises si petites que leur sacerdoce se stérilise. Car on leur demande obscurément autre chose...

Quoi ? D'être séparés. Par quoi ? Par l'absolu. Sitbon l'a dit et j'ajoute : dans l'univers unidimensionnel et atomisé où s'est réduit l'humanisme, on n'a pas besoin du prêtre parce qu'on n'a pas besoin d'un homme de plus. On a besoin d'autre chose. On a besoin qu'il soit autre chose. C'est sa séparation d'avec nous qui nous unit le plus fort à lui. Entendons-nous bien. Mes propos n'ont rien d'intégriste. L'Eglise d'avant Jean XXIII et le concile, retranchée dans ses sacristies et bénitiers avec leurs grenouilles et leurs punaises, était morte. Il fallait qu'elle allât au monde — ce monde où la misère est tellement plus forte que les misères — mais non qu'elle s'essoufflât après les mœurs, idées ou systèmes qui ont fait cette misère ou qui n'y peuvent rien. Il fallait qutelle travaillât en pleine pâte mais comme le levain. Le levain vient d'ailleurs...

 

Une certaine chaleur

Je vous entends. Vous me posez la question ultime : pour quoi ? Et Le Vaillant demandait ici-même, il y a deux ans, « le Christ, pour quoi faire ? » Je réponds, comme l'a déjà fait Sitbon : pour rien. Tout cet ajustement de fins et de moyens indéfiniment conditionnés qu'est ce monde, un prêtre doit le rompre par l'inconditionné. La confession, l'aveu de Camille à Brunetti a eu lieu, n'a servi à rien et pourtant nous savons, croyants et incroyants, qu'il est absolument bon qu'il ait eu lieu.

Nous en avons une certaine chaleur du côté du cœur, ou plus loin...

C'est pour cela, voyez-vous, qu'il m'arrive de déplorer avec force les prêtres qui refusent leur différence, s'en débarrassent, s'en vident. On m'a trouvé injuste envers l'un dieux. J'en conviens, je le fus par amour déçu ou mieux par sentiment d'un gâchis d'absolu. Car tous ces jeunes délinquants qui avaient naguère une confiance infinie en lui, était-ce seulement en lui ou dans le prêtre ? N'était-ce pas indivisiblement dans les deux ? J'ignore ce qu'il en reste mais comment ne pas craindre désormais qu'ils ne craignent ses confidences, si légitimes soient-elles, à celle qui est devenue la chair de sa chair ?

Ce qu'on demande au prêtre, c'est d'être séparé de nous... par l'absolu

« Même si l'on ne croit pas, le prêtre, lui, y croit », dit Sitbon. Il est vrai que la grande différence de cette histoire d'avec les romans de Bernanos, c'est qu'on y parle au prêtre comme à un homme de Dieu sans que le prêtre, lui, parle jamais de Dieu. Dirais-je que cet illogisme est admirable ? Ma foi, presque... Car, enfin, on n'a jamais converti personne avec des discours. Les sermons sont plus vains qu'ils ne furent jamais. Et Bernanos lui-même ne s'est guère propagé que par l'admiration esthétique qu'il inspire... Bref, par une nécessité qui est une chance, le rôle du chrétien aujourd'hui est celui-là même qui aurait dû toujours être le sien : témoigner, et que Dieu se charge du reste ; inquiéter, au prix de sa propre quiétude ; garder le dogme et délaisser le dogmatisme ; et aussi, et surtout, en finir avec cette inflation actuelle, avec cette indigestion publicitaire de Jésus-Christ...

Le cacher ? Après tout, c'est caché qu'il agit le mieux. L'avouer ? Pourquoi pas, mais plutôt en passant ; on verra bien si ça suit... Je me souviens d'un manque de charité que j'eus. Un jour, après une émission de radio, un technicien de bon vouloir me prit dans un coin pour me demander, l'air grave : « Et c'est pour ces raisons que vous avez adhéré au christianisme ? » Je ne pus lui répondre car je fus pris d'un fou rire qu'alimentaient sans cesse les mots raisons et adhérer, que je répétai, hilare, ajoutant, dans un dernier persiflage : « Oui, j'ai pris consciemment ma carte de ce parti ! » Finalement, je crois que c'est par ce fou rire que j'ai pu lui faire entrevoir les choses...

De même, le mois dernier, un des « meneurs » de la plus illustre usine de France, parlant à la cantine avec trois camarades et moi, d'un ton rapide et léger : « Tu comprends, les copains, ils croyaient un peu trop au Bon Dieu Providence... Remarque, je n’ai rien contre, je suis dominicain... Oui, je te disais... » La parenthèse nous avait saisis au passage. J'en admirais le naturel enjoué, la liberté souveraine, songeant combien les temps avaient changé depuis la génération des prêtres-ouvriers à complexes, s'excusant d'être prêtres, intimidés par les appareils et finissant par s'y fondre, non pour la paix spirituelle mais pour la sécurité physique... Mon meneur d'aujourd'hui devait avoir assez de lumière interne pour foncer dans le brouillard, comme il faisait, sans se préoccuper que de chacun des autres. J'ajoute que le gauchisme aide souvent ces chrétiens à cette indépendance d'allure... Et je vous confie même que j'ai bien ri, récemment, à Vézelay, lorsqu'une excellente troupe de comédiens contestataires est venue répéter et jouer, à deux pas de la basilique, une pièce provocatrice antichrétienne, dans la même semaine où le plus fameux gauchiste de France logeait au presbytère

 

Rien sans eux

Et j'écris tout cela dans un esprit de gaieté. Les pesants dialoguent christano-marxistes, l'ancienne spécialité de Garaudy, son plat du jour qui dura vingt ans, on en a sa claque. Il s'agit bien de faire de l'Evangile une idéologie entre d'autres, à l'heure où elles crèvent toutes ! Il s'agit bien d'organiser des colloques, symposiums ou tables rondes avec spécialistes, à l'heure où l'homme agonise sous forme de sciences humaines ! Il s'agit bien de confronter les points de vue, comme si l'Evangile en avait un ! Le christianisme est une histoire et un absolu. Le seul devoir du chrétien est d'être chrétien. Et nous le sommes trop peu. Mais il est bon qu'un criminel reconnaisse assez d'absolu au prêtre pour tout lui dire. Et il est bon que ces milliers et ces milliers de smicards pour le restant de leurs jours, après cinq ou six ans d'études supérieures, giflent un peu ce monde par leur seule présence. Et il est bon que notre journal le révèle, et il est bon qu'ils sachent, ces chrétiens et ces prêtres, qu'on ne fera rien sans eux, comme disait Gue vara. Alors, qu'ils s'y mettent !

Pour moi, je serais heureux si ces lignes anecdotiques pouvaient contribuer à la libération matérielle et spirituelle de l'homme par la délivrance psychique de certains prêtres. Qu'ils soient heureux de leur état, si dur que ce soit peut-être, mais cela s'appelle la joie. Et nous, que demander de plus que cette foi en l'homme de foi ? L'Eglise est entourée d'une Eglise invisible, dit-elle. Qui peut se plaindre d'une récupération si mystique ? Camille fut peut-être sauvé par son aveu, par sa confiance en Brunetti. Ce mystère ne gêne absolument personne et dépasse absolument tout le monde.

MAURICE CLAVEL