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position du Vatican sur l'Ukraine

Pour arrêter la manipulation russe,
François doit clarifier la position du Vatican sur l'Ukraine

Thomas Bremer, Regina Elsner, Massimo Faggioli, Kristina Stoeckl

NCR (National Catholic reporter)

9 mai 2022

Cet article fait partie de la série de reportages sur la guerre en Ukraine. Voir la série complète.

Deux mois après le début de l'invasion russe en Ukraine, l'Église orthodoxe russe n'a pas manqué une seule occasion d'affirmer que le Vatican se tient à ses côtés dans la situation en Ukraine. Alors que la diplomatie vaticane et le pape François tentent de choisir leurs mots et leur symbolisme pour naviguer dans une guerre qu'ils semblent interpréter comme le résultat d'un conflit d'intérêts géopolitique entre la Russie et les États-Unis, le patriarcat de Moscou a été inébranlable dans sa détermination à présenter le Vatican comme un allié et à ignorer les preuves du contraire.

Il suffit de considérer cette chronologie d'événements et de déclarations : Lorsque le pape François a rendu visite à l'ambassadeur russe au Saint-Siège le 25 février, le lendemain du début de la guerre, cela a été largement perçu en Occident comme une initiative diplomatique de paix. La partie russe a donné une interprétation différente et a souligné que le pape voulait simplement s'informer personnellement de ce qui se passe dans le Donbass et dans le reste de l'Ukraine.

Les appels répétés du pape François à la paix en Ukraine ont jusqu'à présent été interprétés par l'Église orthodoxe russe comme un soutien à la justification russe de la guerre, selon laquelle la paix dans le Donbass était menacée par les extrémistes ukrainiens et devait être rétablie par l'opération militaire spéciale russe.

L'Église orthodoxe russe manipule délibérément et stratégiquement les déclarations et les actions qui émanent du Vatican pour faire passer le message que François est du côté de Kirill dans la guerre en Ukraine.

L'Église orthodoxe russe a fait un usage promotionnel de la visite du nonce apostolique en Russie, Mgr Giovanni d'Aniello, au patriarche Kirill le 3 mars, et de la vidéoconférence de la mi-mars entre François et Kirill. Les images ont largement circulé sur les médias d'État et religieux russes, avec le message que le Patriarcat de Moscou et le Vatican ont une vision commune des grands problèmes mondiaux - la nécessité de défendre les valeurs traditionnelles, la famille, les droits des croyants - et que le Vatican, comme l'Église orthodoxe russe, partage une position de neutralité politique.

Ces dernières semaines, il a été question d'une éventuelle rencontre entre François et Kirill le 14 juin à Jérusalem. Le 22 avril, le pape a déclaré dans une interview que le Saint-Siège avait dû annuler cette rencontre. Le même jour, le métropolite Ilarion du Patriarcat de Moscou a déclaré que la rencontre avait été reportée en raison des événements des deux derniers mois et que les préparatifs adéquats n'avaient pas encore commencé.

Une récente publication de l'Académie des sciences russe évalue la situation internationale en ce qui concerne la guerre en Ukraine. Il est intéressant de noter qu'elle analyse également l'Église catholique en tant qu’acteur politique. L'auteur interprète ainsi la relation entre le patriarcat de Moscou et le Vatican : "Le Vatican et le Patriarcat de Moscou autorisent en règle générale les dirigeants des Églises nationales à occuper diverses positions politiques, mais préfèrent eux-mêmes rester au-dessus de la mêlée."

Les appels des responsables de l'Église orthodoxe ukrainienne (qui est en communion avec le Patriarcat de Moscou) à Kirill pour qu'il intervienne en leur nom auprès du président Vladimir Poutine sont ici relégués comme "diverses positions politiques des dirigeants des Églises nationales" et le mépris de Kirill pour ces appels est appelé "rester au-dessus de la mêlée".

Dans cette publication de l'Académie des sciences russe, les déclarations de François en faveur de la paix et de la fin de l'effusion de sang sont interprétées comme "une position mesurée par rapport aux discours anti-russes de nombreux politiciens européens", et la position de l'Église catholique est surtout interprétée comme une compréhension de la partie russe.

François lui-même n'a guère contribué à dissiper ce point de vue lorsque, dans une interview accordée au journal italien Corriere della Sera le 3 mai, il s'est demandé si "l'OTAN aboyant à la porte de la Russie" avait contraint Poutine à déclencher l'invasion de l'Ukraine, et a déclaré : "En Ukraine, le conflit a été créé par d'autres."

En bref, tous ces exemples montrent que l'Église orthodoxe russe manipule délibérément et stratégiquement les déclarations et les actions qui émanent du Vatican pour faire passer le message que François est du côté de Kirill dans la guerre en Ukraine. Même lorsque, dans son interview au Corriere della Sera, le pape a qualifié le patriarche d'"enfant de chœur de Poutine", les médias russes ont retenu que François avait appelé Kirill "frère".

En outre, l'Église orthodoxe russe se présente - aux côtés du Vatican - comme une future force de paix : "Les relations entre l'Église orthodoxe russe et le Vatican peuvent servir de bonne base pour la formation ultérieure d'un programme de maintien de la paix autour de la crise ukrainienne", indique la publication de l'Académie des sciences.

Si le Vatican veut mettre un terme à la manipulation de sa position par le Patriarcat de Moscou, les responsables doivent d'abord reconnaître que cette manipulation a lieu et que la politique d'équilibre du Vatican entraîne des manipulations de la part de l'Église orthodoxe russe. Il ne suffit pas de faire des déclarations condamnant clairement la guerre d'agression russe en Ukraine, car la partie russe les ignorera, tout comme elle ignore les voix de son Église orthodoxe ukrainienne.

La seule façon de mettre fin à la manipulation de la position du Vatican par l'État russe et les médias ecclésiastiques est de cesser les actions et déclarations qui peuvent être interprétées pour alimenter la propagande russe, et de rester clair et sans ambiguïté.

François semble interpréter la guerre en Ukraine comme le résultat d'un conflit d'intérêts géopolitique entre la Russie et les Etats-Unis. Cette vision du conflit présente d'importantes lacunes. L'idée que la Russie défend un intérêt légitime de sécurité nationale en Ukraine et que l'OTAN aurait violé cet intérêt par ses expansions passées est erronée. La sécurité pour qui ?

La Russie qui prétend avoir besoin de garanties de sécurité contre l'expansion de l'OTAN n'a, en réalité, pas réussi à garantir la sécurité, la sûreté personnelle, la dignité et la paix pour sa propre population et pour les pays voisins depuis plus de deux décennies. Les politiciens de l'opposition, les journalistes critiques, les militants de la société civile et les citoyens ont été réduits, réprimés et parfois assassinés.

De même, à l'intérieur de l'Église orthodoxe russe, la contestation a été étouffée. À l'été 2019, plusieurs dizaines de prêtres de l'Église orthodoxe russe ont signé une lettre de protestation contre les poursuites sévères à l'encontre de manifestants pacifiques avant les élections municipales de Moscou. Kirill a condamné cette lettre comme une politisation de l'Église.

Les épisodes de répression de protestations civiles légitimes nous enseignent que le monde et surtout le Vatican ne doivent pas accepter les revendications d'intérêts sécuritaires face à des violations flagrantes des droits et de la sécurité personnelle des citoyens russes aux mains de leur État. Le Kremlin ne veut pas de l'expansion de l'OTAN dans le but de construire la paix, mais pour continuer à réprimer sa propre population et déstabiliser ses voisins.

Au cours des dernières semaines, l'effort diplomatique du Vatican à l'égard de Moscou n'a pas été accompagné d'une main tendue équivalente aux autres Églises orthodoxes de la région : l'Église orthodoxe d'Ukraine et son métropolite Epifanii et l'Église orthodoxe ukrainienne en communion avec le patriarcat de Moscou et son métropolite Onufrii, qui a ouvertement critiqué le silence de son patriarche.

Le Saint-Siège devrait saisir l'occasion de joindre ses efforts à ceux de toutes les Églises orthodoxes du pays pour permettre la mise en place de couloirs humanitaires ou apporter des secours aux lieux assiégés. Il devrait soutenir, à un niveau informel et non officiel, les forces de l'Église orthodoxe ukrainienne qui prennent leurs distances avec Moscou. La réticence du Vatican à s'engager auprès des autres acteurs orthodoxes en Ukraine ne profite qu'au Patriarcat de Moscou.

Si le Vatican veut mettre fin à la manipulation de sa position par le Patriarcat de Moscou, il doit tout d'abord reconnaître que cette manipulation a lieu.

Le Saint-Siège doit reconnaître la gravité de la situation pastorale en Ukraine, où les croyants orthodoxes sont choqués par une brutale agression militaire de la part d'un pays dont le chef religieux prétend que cette violence fait partie de son plan pour leur salut (à savoir des valeurs libérales et démocratiques), comme l'a fait Kirill.

De plus, en soutenant une approche œcuménique de la hiérarchie, le Vatican se rend dépendant d'un Patriarcat de Moscou qui est déjà, même aux yeux de François -compte tenu de son commentaire sur le patriarche comme "enfant de chœur de Poutine"- profondément compromis. De cette manière, le Saint-Siège risque de porter atteinte au projet œcuménique lui-même, mais aussi à sa propre tradition diplomatique et à son autorité.

Où sont la paix, la valeur de la vie et la vérité dans les actions récentes de Kirill ? Il a justifié la guerre dans les mêmes termes que le gouvernement russe. Il a exhorté les soldats russes à mener une guerre juste contre les "forces du mal". Il a offert une icône aux gardes de la sécurité nationale pour leur mission en Ukraine et a présenté cette guerre comme une guerre dont la Russie est la victime et non l'agresseur.

Un Vatican qui continue à dialoguer avec cette hiérarchie, en ignorant toutes les autres articulations de l'Église orthodoxe russe à l'intérieur et à l'extérieur des frontières de la Fédération de Russie et en ignorant l'Église orthodoxe autocéphale d'Ukraine, risque de causer d'énormes dommages au projet œcuménique.

L'œcuménisme est également motivé par l'idée que toutes les Églises chrétiennes partagent des vues similaires sur la paix, la valeur de la vie humaine et la vérité. Depuis de nombreuses années déjà, le Patriarcat de Moscou interprète ces valeurs de manière étroite et exclusive en termes de valeurs chrétiennes traditionnelles. Au milieu des années 2010, le Patriarcat de Moscou, ainsi que les néoconservateurs chrétiens aux États-Unis quelques années plus tôt, rêvaient d'une "sainte alliance" des forces chrétiennes conservatrices avec le Vatican, un rêve qui a été interrompu par le pontificat de François.

Le pontificat de François a rendu évidente cette interruption, qui a été notifiée officieusement mais indéniablement au bloc néoconservateur américain. En 2017, le père jésuite Antonio Spadaro, rédacteur en chef de Civiltà Cattolica, et Marcelo Figueroa, pasteur presbytérien, rédacteur en chef de l'édition argentine du journal du Vatican L'Osservatore Romano, ont qualifié d'"œcuménisme de la haine" les alliances construites exclusivement autour du rejet de l'homosexualité, du mariage homosexuel, du féminisme et du sécularisme.

François a restructuré certains organes centraux du Vatican de manière à limiter l'influence des guerriers culturels conservateurs.

Ce type d'œcuménisme devrait être dénoncé par un Vatican qui regarde aussi vers l'Est. En s'ouvrant au Patriarcat de Moscou en termes d'œcuménisme, François risque de laisser entrer par la petite porte ces forces de réaction qu'il a essayé de repousser à l'intérieur de sa propre Église depuis 2013.

François met encore des espoirs dans le dialogue œcuménique avec les dirigeants actuels de l'Église orthodoxe russe. Pour l'instant, d'importantes conditions préalables à ce dialogue font défaut : un engagement en faveur de la paix, de la valeur de la vie humaine et de la vérité.

La manipulation délibérée et stratégique des messages émanant du Vatican par le patriarcat de Moscou et les médias russes doit sonner l'alarme. Il est difficile d'imaginer qu'un véritable dialogue œcuménique et une communion entre les Églises orthodoxes puissent être rétablis sans que les dirigeants de l'Église orthodoxe russe ne donnent des signes de conversion.

Nous comprenons et respectons l'engagement de longue date de François pour la paix et contre l'accumulation d'armes. Toutefois, en ce qui concerne la situation en Ukraine, le respect de cet engagement ne suffit pas, car il fait manifestement le jeu de ceux qui soutiennent la guerre. François doit indiquer clairement la position de l'Église catholique sur l'Ukraine.

Thomas Bremer

Thomas Bremer enseigne la théologie œcuménique, les études sur l'Église orientale et la recherche de la paix à la Faculté de théologie catholique de l'Université de Münster, en Allemagne.

Regina Elsner

Regina Elsner est une théologienne catholique et une chercheuse au Centre d'études est-européennes et internationales ZOiS à Berlin. Elle étudie la dynamique de l'éthique sociale orthodoxe en Europe de l'Est depuis la dissolution de l'Union soviétique, en mettant l'accent sur l'éthique de la paix et les questions liées au genre.

Massimo Faggioli

Massimo Faggioli enseigne l'histoire de l'Église et l'ecclésiologie à l'université Villanova de Philadelphie.

Kristina Stoeckl

Kristina Stoeckl enseigne la sociologie à l'université d'Innsbruck, en Autriche. Elle est l'auteur de livres et d'essais sur l'Église orthodoxe russe dans la période post-soviétique et dirige le projet "Postsecular Conflicts" sur le rôle des Églises dans la sphère de la politique internationale et des droits de l'homme.

 

Traduit par Jean-Paul

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Date de dernière mise à jour : 15/07/2022