La beauté de l'incompréhensible

 

"Dieu, le mal et les limites de la théologie" : critique du stimulant nouveau livre de Karen Kilby.

Paul Baumann

Royaume-Uni

Karen Kilby, qui contribue occasionnellement à Commonweal [1], est titulaire de la chaire Bede[2] de théologie catholique à l'université de Durham[3]. Bien que Kilby vive et enseigne en Angleterre, elle est américaine de naissance. Elle s'est spécialisée dans les mathématiques et les études religieuses à Yale, avant d'y obtenir un doctorat. En tant qu'étudiante diplômée, elle a travaillé avec le théologien luthérien George Lindbeck[4], auteur du célèbre «  La nature de la doctrine : religion et théologie de l’âge postlibéral », et avec la prestigieuse Kathryn Tanner[5], auteur de « Le Christ : la clé ». Kilby est l'auteur de « Karl Rahner : une brève introduction » et « Hans Urs v. Balthasar : une (très) critique introduction ». Ces deux ouvrages sont de premier ordre[6].

Je suis journaliste, pas théologien, mais je lis de la théologie universitaire et, à l'époque, j'avais l'habitude de la présenter dans un ouvrage accessible au grand public. Je pense qu'une bonne écriture théologique, comme celle de Kilby, est stimulante et permet une réflexion pointue sur une foule de questions non théologiques.

Son nouveau livre « Dieu, le mal et les limites de la théologie » (T & T Clark, 90 dollars, 176 pages), un recueil d'essais publiés pour la première fois dans des revues de théologie, est à la fois stimulant et enrichissant.

Kilby aborde des questions théologiques abstraites avec clarté et modestie intellectuelle.

Théologienne qui loue la "profonde beauté qui se cache dans l'œuvre de Karl Rahner" elle est directe au sujet de ses "écrits parfois tortueux". Elle démontre de manière convaincante que Hans Urs von Balthasar est un mythologue plus que ses adeptes conservateurs ne voudraient le concéder.

C'est une croyante rafraîchissante qui reconnaît que le "bel idéal ordonné" de la vérité et de la vie chrétiennes doit inclure "une réflexion sur l'ennui, les conflits, les insuffisances, la pure banalité qui marque une grande partie de l'expérience des chrétiens en tant qu’individus et en tant que communauté". Bienvenue à la messe dominicale !

Le problème auquel Kilby s'attaque dans son nouveau livre concerne l'un des paradoxes centraux de la théologie : "Comment s'engager dans la réflexion - la réflexion qui inclut l'argumentation, le désaccord et le débat - si l'on présume à l'avance que le sujet de la discussion est et doit rester mystérieux, au-delà de la compréhension ?"

Pour éclairer cette question, Kilby consacre certain de ses essais à la Trinité, un autre aux énigmes de la théodicée[7] et du sens de la souffrance et du mal, et un à la relation peut-être complémentaire entre les mathématiques pures et la théologie.

Il s'agit d'un sujet parfois difficile, mais Kilby conduit le lecteur profane à travers les obscurités théoriques (y compris dans l'infinité des nombres premiers et le théorème d'incomplétude de Godel[8]) avec une main douce et sûre.

L’argumentation de Kilby sur la façon dont nous pourrions penser la souffrance en retrouvant la compréhension de la tradition chrétienne du mal comme un vide, comme l'absence de bien plutôt que comme une réalité ontologique propre, est particulièrement frappante.

Il y a peu, j'ai écrit un article pour Commonweal sur Jean Donovan, l'une des femmes missionnaires violées et assassinées par un escadron de la mort salvadorien en 1980 (elle n'avait que vingt-sept ans). Il se trouve que je suis allé au lycée avec Jean Donovan, mais je n'ai découvert ce lien que des décennies après sa mort. Son courage était remarquable et inspirait l'humilité, et son meurtre brutal et insensé nous a amenés à nous poser toutes les questions habituelles sur le comment et le pourquoi d'un Dieu aimant et tout-puissant qui pourrait créer un monde dans lequel le mal et la souffrance prospèrent.

De nombreuses théodicées chrétiennes, écrit Kilby, ont tenté de donner un sens à cette souffrance, tout comme elles soulignent l'importance de la souffrance du Christ sur la Croix.

"Il semble difficile de résister à la conclusion qu'un chrétien doive vénérer quelque chose dans la souffrance et la mort elles-mêmes, que celles-ci sont d'une certaine manière bonnes", écrit-elle.

S'inspirant des écrits de Julian de Norwich[9], Kilby suggère qu'une meilleure façon de penser au mal et à la mort est de rejeter l'idée qu'il existe une "valeur ultime mystérieuse et vaguement appréhendée dans la souffrance". Elle essaie plutôt de donner un sens à la foi de Julian selon laquelle notre souffrance est limitée par le temps et qu'au moment de Dieu "tout sera bien et toutes sortes de choses seront bien".

"En tant que chrétiens, notre compréhension et notre connaissance sont limitées".

Notre désir d'une explication, d'un récit qui donne un sens à l'amour et à la souffrance, n'est tout simplement pas satisfait", écrit Kilby. "Une vie de foi est une vie vécue avec une tension qui, avant le dernier jour, ne peut, ni pour Julian ni pour ses lecteurs, être résolue."

L'un des aspects les plus inexplicables de la décision de Jean Donovan de retourner au Salvador était le fait que, pour beaucoup de ses amis, elle semblait courtiser la mort avec insouciance. Sa décision semblait irrationnelle, immature ou incompréhensible pour ceux qui la suppliaient de ne pas retourner dans un endroit où des chrétiens militants étaient tués.

Kilby propose une autre façon de comprendre ce qui, à première vue, ressemble à une acceptation irréfléchie de la souffrance. Ces martyrs ne témoignent-ils pas de la vérité de la tradition de la privatio boni [10] dans la théologie chrétienne, qui n'accorde aucun sens au mal et au péché ?

"La ligne de conduite choisie, le vécu de l'engagement, sont une indifférence ultime, dans le sens où l'action est entreprise exactement comme s'il n'y avait aucune menace de souffrance ou de perte de la vie", écrit Kilby.

Il n'est pas facile de penser aux actions de Jean Donovan de cette manière si nous insistons pour réconcilier l'omnipotence de Dieu avec l'existence du mal, mais cela aide à donner un sens à ce qui est si puissamment émouvant dans le sacrifice du Christ sur la croix et le témoignage de chrétiens comme Donovan.

Dans sa discussion sur la Trinité, Kilby met en garde contre les efforts de certains théologiens qui cherchent à trouver dans la formulation de la Trinité en trois personnes un modèle social ou politique de la façon dont les chrétiens devraient agir envers les autres. Ce genre de "projection" risque de domestiquer le mystère et l'inconnaissabilité ultime de Dieu.

"C'est une erreur", suggère Kilby, "de chercher à ce que la théologie trinitaire ait des retombées trop pratiques, sur le plan socio-politique : c'est une erreur d'insister sur le fait que la doctrine de la Trinité doit être justifiée d'une manière ou d'une autre de façon fonctionnelle". La doctrine doit être comprise comme une grammaire, écrit Kilby, une règle, ou un ensemble de règles, pour savoir comment lire les histoires bibliques, comment parler de certains des personnages que nous rencontrons dans ces histoires, comment parler de l'expérience de la prière, comment déployer le vocabulaire du christianisme de manière appropriée.

L'essai qui conclut le livre, « Beauté et mystère dans les mathématiques et la théologie » est une révélation pour tous ceux qui pensent que les mathématiques ne sont qu'une affaire de calculs exacts, de mesures, de manipulations de concepts.

Kilby explique que le domaine des mathématiques pures ne décrit pas le monde naturel et n'est pas d'une utilité pratique pour l'ingénieur ou le scientifique. Il s'agit de "beauté".

En ce sens, et dans leur exploration du concept insaisissable de l'infini, elles sont analogues au travail des théologiens, qui doit également être apprécié pour sa beauté. Comme le Dieu qui se révèle tout en restant caché, les mathématiques pures ne sont pas là pour fournir des réponses définitives.

"L'une des caractéristiques les plus frappantes de certaines des meilleures mathématiques - ce qui les rend belles - est la façon dont elles nous confrontent à ce qui dépasse notre contrôle, la façon dont elles nous ouvrent des portes sur l’au-delà de notre capacité à comprendre", écrit Kilby.

Les mathématiques permettent aux praticiens de décrire avec de plus en plus de clarté et de beauté ce qui est in fine incalculable et inconnaissable sur la nature des nombres et donc de la réalité.

Je la crois sur parole. La recherche d'une plus grande clarté, guidée par l'humilité et un sentiment de crainte, est également la manière dont Kilby comprend la théologie. C'est une vision convaincante, qui ne cède ni à une réticence apophatique[11] ni à une orthodoxie complaisante.

Paul Baumann est un rédacteur en chef de Commonweal.

https://international.la-croix.com/news/religion/the-beauty-of-the-incomprehensible/14173


[1] Journal catholique de New York édité par des laïcs

[2] Moine anglais du XIème siècle

[3] Angleterre

[4] USA

[5] Professeur de théologie à l’université Yale

[6] Ces quatre ouvrages n’ont pas été traduits

[7] Justification de la bonté divine par la réfutation des arguments tirés de l'existence du mal

[8] Logicien et mathématicien américain d’origine autrichienne, 1906-1978

[9] Religieuse mystique anglaise, 1342-1416

[10] Privation du bien : le mal considéré comme privation du bien

[11] Approche philosophique fondée sur la négation. En dérive la théologie négative, c'est-à-dire une approche de la théologie qui consiste à insister plus sur ce que Dieu n'est « pas » que sur ce que Dieu est.

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