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L'interprétation théologique de la situation du chrétien dans moderne - Karl Rahner 1954

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Karl RAHNER

L’INTERPRÉTATION THÉOLOGIQUE
DE LA SITUATION DU CHRÉTIEN
DANS LE MONDE MODERNE[1]

Laissez-moi, avant d’aborder le vif de mon sujet, faire une remarque préalable. Mon sentiment est que ce que je vais dire est en soi très proche de la vérité. Autrement je ne le dirais pas. Mais faut-il le dire hic et nunc ? est-ce opportun ? Ne vaudrait-il pas mieux dire autre chose, qui soit également vrai, mais qui réponde mieux aux besoins actuels ? Là-dessus je serais moins catégorique. « Cette maison, dans douze heures, va se trouver sous les eaux », voilà une nouvelle que les habitants de cette maison ont quelque intérêt à apprendre. Mais il peut y avoir plus important encore : s’entendre dire, par exemple, que la charpente de leur toit est en train de brûler, et recevoir le conseil de déguerpir. Il n’est pas facile de juger de l’opportunité de ce qu’il faut dire. À ce point de vue, je ne suis pas tellement certain que ma conférence corresponde aux « urgences » actuelles. Peut-être néglige-t-elle de dire des choses qui seraient beaucoup plus importantes pour aujourd’hui. Si donc vous éprouvez à la fin l’impression que j’ai marché dans une direction que vous n’estimez pas la bonne, tout en étant cependant sur le terrain de la vérité, de ce qui est exact en soi, c’est bien volon­tiers que j’accepterai d’en discuter. Mais il n’est pas exclu que l’on se trompe dans la façon de juger le cœur même de l’actualité, parce qu’on ne veut pas aller au fond des choses sous prétexte que « ce n’est pas actuel ».

Le sujet que l’on m’a donné à traiter a été ainsi formulé par les dirigeants de cette Session : Le chrétien dans le monde moderne. Sa situation à la lumière de la Théologie. Ce titre implique par lui-même que ce n’est pas en politicien, ni en historien des idées, ni en philosophe, ni en prophète que j’ai à vous parler, mais en théologien. Le théologien doit s’exprimer en se basant sur l’Écriture et la Tradition interprétées par le Magistère ecclésiastique. Si, à partir de là, il parle de la situation du chrétien dans le monde, c’est encore relativement facile. Il peut alors discourir sur la nature humaine et sa destinée, la nature et la grâce, le contenu du concept « monde », l’ordre de la Création et celui de la Rédemption, le sens de l’Histoire, l’influence respective du péché et de la Rédemption dans les secteurs profanes de l’existence humaine, les rapports entre l’Église, le peuple et l’État, l’autonomie relative des domaines spécialisés de la culture, la loi naturelle…, bref, sur beaucoup de choses et de normes semblables qui peuplent en tout temps le monde de Dieu, de son Christ et de l’Église.

Mais ce n’est pas de cela que j’ai à vous parler ici. Ce dont j’ai à vous entretenir, en tant que théologien, c’est de la signification théologique que revêt la situation du chrétien, et cela dans le monde moderne.

Peut-on disserter là-dessus de façon théologique ? Car enfin ce monde n’existait absolument pas lorsque la Parole de la Révélation a été proférée, cette Parole dont l’Église est la gardienne et l’interprète, cette Parole qui est la matière de la spéculation théologique. Naturellement le monde de la Création, du péché et de la Rédemption, le monde dont le mouvement, au dire de la Révélation, s’oriente vers la venue de Dieu, ce monde-là existe aujourd’hui encore. Le monde de l’Écriture est aussi le nôtre. Et si nous considé­rions dans notre monde ce que la Révélation y voit et en dit de façon explicite, nous aurions sûrement vu en lui ce qu’il comporte de plus important, ce qui mérite et nécessite de notre part une réflexion toujours nouvelle. Mais nous n’aurions pas pour autant porté notre regard sur ce qui spécifie notre monde actuel et le distingue du passé ; sur ce qui, loin d’appartenir de façon essentielle et constante au christianisme, carac­térise notre situation à nous, pas celle des générations de chrétiens qui nous ont précédés.

Mais peut-on précisément parler en théologien sur un tel objet ?

On peut naturellement dire, de la réalisation contingente que constitue le monde au temps où nous sommes, et qui lui confère son originalité dans le déroulement de l’Histoire, ce que l’on peut dire de façon générale quand on est chrétien : c’est une chose créée, mais « elle gît au pouvoir du Mauvais » (1 Jn 5,19) ; tout en étant sous son empire, elle est cependant rachetée, et Dieu lui fait grâce dans le Christ ; elle est confiée à la liberté de l’homme, mais elle est dans la main de Dieu ; elle a un sens, et pourtant elle ne fait encore que s’orienter vers le sens réel que Dieu lui donnera en plénitude au Jour à venir de son Jugement. Mais une réflexion sur tout cela, pour importante qu’elle soit, nous ferait retomber dans cette façon générale de considérer les choses dont nous disions plus haut qu’elle n’était pas notre propos.

Dira-t-on alors que ce qui est particulier à notre temps (dans la mesure où il ne s’agit pas d’une simple application de la vision globale du monde, telle que le christianisme la propose) n’offre aux yeux du chrétien, du chrétien en tant que chrétien, qu’une matière en soi indifférente, et donc absolument incapable de fournir comme telle un thème de réflexion théologique ? Dans cette hypothèse, le chrétien, en tant que tel, ne verrait dans le monde qu’une simple matière d’exercice en soi indifférente pour son christianisme, un christianisme tout orienté vers l’au-delà ; et il n’aurait qu’à attendre, à la façon des personnages de « Jedermann[2] », le moment de quitter son costume et de terminer ce qui n’a été qu’un simple rôle, pour n’emporter dans la vie éternelle que ce qu’il aurait pu tout aussi bien accomplir en en jouant un autre. Dans cette hypothèse, l’universel serait tout ; mais le particulier, ce qui n’arrive qu’une fois dans l’Histoire, serait du sans-être, du néant. Dans cette hypothèse, je devrais me borner, dans le sujet que l’on m’a donné à traiter, à dire ceci : on doit reconnaître qu’il s’agit toujours du même monde, et que l’attitude des chrétiens vis-à-vis de ce monde n’a pas à changer.

Mais s’il n’en est pas ainsi ; si le monde d’aujourd’hui intéresse le chrétien dans sa spécificité, dans son unicité historique, où le théologien y a-t-il donc puiser dans la Révélation quoi que ce soit sur ce sujet, sur ce qu’il y a de moderne dans le monde ? Car enfin, à l’époque où la Parole de la Révélation, qui s’exprime à travers l’Histoire, a été proférée dans le Christ – terme définitif de cette Parole – ce monde n’existait pas !

Si pourtant quelque chose a été dit alors de cet « aujourd’hui » du monde, cela n’a pu se faire que sous la forme d’une prédiction. Mais une telle prédiction existe-t-elle ? Le Message chrétien contient-il une prédiction semblable à l’adresse de notre temps, de telle sorte que nous puissions nous exprimer en théolo­gien sur notre époque considérée dans son originalité ? Ou bien notre christianisme peut-il se satisfaire d’une proclamation de principes valables en tout temps et en tous lieux, avec une application au contexte d’aujourd’hui ? Cette dernière attitude ne nous enlèverait pas le sentiment que ces principes sont, à coup sûr, importants, qu’ils sont valables, mais que l’effort que nous faisons pour les utiliser n’a qu’une efficacité limitée, et laisse sans solution les questions les plus décisives. Je veux dire : on aurait l’impression qu’il n’en sort aucune maxime claire d’action, parce que, s’exerçant sur notre temps in globo, l’application des principes généraux présuppose une interprétation et une analyse de notre situation faites avec nos moyens à nous, des moyens qui ne sont pas de nature théologique ; tout cela demeure notre œuvre, et combien probléma­tique !

Eh bien, nous pensons qu’il existe une prédiction de cette sorte, concernant la situation qui est la nôtre et définissant la position du chrétien dans le monde moderne. Naturellement, elle n’est pas un reportage anticipé sur notre temps. La raison en est qu’une prophétie divine n’est jamais destinée à satisfaire la curio­sité humaine à l’égard de ce qui va arriver ; mais une aide pour marcher, dans un esprit authentiquement chrétien, sur la route d’un avenir que nous ignorons et qui demeurera voilé à notre connaissance ; un éclai­rage symbolique du futur, un futur qui reste enveloppé d’ombre. Elle n’est pas une narration historique écrite d’avance.

Ce principe s’applique à notre propos à un titre particulier : comment en effet espérer qu’une tranche d’Histoire aussi mince que celle qui nous occupe ait été décrite d’avance par la parole prophétique de Dieu de manière telle qu’on en pourrait tirer des pronostics d’avenir à la façon des devins ? Toutefois le contenu de la Parole de Dieu, si minime soit-il, peut être éclairant pour notre situation, sans pour autant dissiper toutes les ombres, ni nous dispenser du soin d’avoir à prendre des décisions qui engagent notre responsabi­lité.

Avant d’essayer de pouvoir dire ce que Dieu nous a prédit au sujet de notre monde moderne, il faut nous livrer à quelques réflexions théologiquement valables pour tous les temps, mais qui semblent avoir une importance particulière dans le contexte où nous sommes.

S’agissant de la vie du monde, de la vie profane, on ne pourra jamais employer des expressions telles que « la » culture chrétienne, « l’»époque chrétienne. Une telle assertion ne signifie pas seulement : selon la doctrine catholique, il y a en tout temps l’Église et l’État, l’Histoire du Salut et l’Histoire du monde, la nature et la grâce, et il est impossible, il n’est pas dans l’ordre, que ces réalités ainsi accouplées se recouvrent adéquate­ment. La phrase ci-dessus signifie bien plutôt : on ne peut jamais tirer des principes chrétiens en matière de foi et de morale un monde tel qu’il ne saurait y en avoir d’autres possibles au regard de ces lois idéales. Qu’il s’agisse de l’État, de l’Économie, de la Culture, de l’Histoire… il n’y a, en principe, aucun impératif concret dont on puisse dire en s’appuyant sur la doctrine chrétienne qu’il serait le seul bon.

On peut rejeter des situations, des tendances, des efforts, des agissements… comme contraires au dogme et à la morale du christianisme. Il se peut que, dans nombre de cas particuliers, la marge de choix et de liberté d’action laissée à l’homme soit concrètement si étroite qu’il ne lui reste en fait qu’une seule façon licite d’agir s’il ne veut pas aller contre la loi chrétienne. Les principes chrétiens, véritable esquisse du réel dont l’exécution est proposée à la liberté humaine, peuvent être souverainement importants et bénéfiques pour l’agir humain, tandis que c’est souvent à son grand détriment que l’homme les enfreindra. Mais fonda­mentalement on ne peut jamais s’autoriser de ces principes pour dire que le monde doit être exactement « comme ceci », si l’on désigne par ce mot « ceci » une détermination ultime, unique, singulière. Fondamen­talement il peut y avoir, dans une situation donnée, plusieurs possibilités d’agir, et cela non seulement en fait, mais en droit. Le choix parmi ces possibilités – un choix nécessaire, et qui représente toujours pour l’homme une décision historique – ne peut être fait sous le seul signe du christianisme, sans autre considéra­tion. Refuser d’admettre une telle proposition, ce serait en fin de compte dénier l’existence, ou le droit d’exis­ter, à ce dualisme nécessaire dont nous avons parlé. Ce serait aussi une hérésie ontologique : on prétendrait en effet de la sorte que le concret, dans le domaine de la réalité humaine, n’est pas autre chose qu’une réduction du général, un cas particulier qui ne signifie rien de plus que le général, que ce qui s’exprime sous la forme de principes.

Banalités que tout cela, dira-t-on. C’est pourtant d’une importance extrême dans la pratique. Cela veut dire par exemple qu’il est vain de chercher « la » culture chrétienne, « l’» éducation chrétienne, « la » poli­tique chrétienne, « le » parti chrétien. Ce qui est vrai, c’est qu’il peut y avoir, à toute époque, en principe tout au moins, des choses qui sont non-chrétiennes, dans la mesure où elles sont en contradiction avec certains principes généraux du christianisme ; c’est qu’il peut y avoir des cultures chrétiennes, des styles d’éducation chrétienne, des partis chrétiens, etc., en ce sens que ces choses sont en accord avec ces mêmes principes – dans la réalisation qu’elles en offrent à quelque degré – ou dans l’intention profonde qui les inspire. Mais on ne saurait trouver (en dehors de l’Église elle-même) quoi que ce soit de particulier et de concret, dans le domaine de l’Histoire du monde et de la culture, qui puisse élever la prétention d’être à lui seul et de façon foncièrement exclusive « la » réalisation chrétienne.

La conséquence de cela, c’est que, s’il y a eu jadis une époque qui portait le nom de « chrétienne », elle l’était en fait souvent fort peu ; bien plus, même dans le cas le plus favorable, elle n’était qu’un moule, mais non pas « le » moule de l’esprit chrétien. C’est aussi qu’un tel moule ne saurait être obligatoire ; et cela non seulement parce que « les temps ont changé » (je veux dire les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté humaine), mais bien en raison même de sa nature : même alors, en effet, il aurait pu – et légitimement – être différent.

D’où vient la difficulté que nous éprouvons à percevoir cela, et la facilité avec laquelle nous nous laissons bercer, au nom du christianisme, par le rêve romantique du Moyen Âge chrétien et de l’Occident, au lieu de le faire peut-être (ce que rien ne nous interdirait) au nom de la liberté que nous avons de prendre une décision historique ? C’est que la marge laissée à la liberté de choix, ainsi que les possibilités créatrices offertes par l’Histoire, étaient alors, pour des raisons tirées des données géographiques, techniques, écono­miques et autres, relativement limitées. Mais ce n’était pas à cause des principes mêmes du christianisme. C’est pourquoi, si l’on voulait à cette époque un cadre d’existence chrétienne, c’est bien à peu près ce qui devait surgir qui a surgi en fait. Mais cela, je le dis une fois encore, en raison des nécessités historiques, et non pas, comme on le croit souvent, au nom de l’essence même du christianisme.

La conséquence, c’est la suivante. Au moment même où le champ des possibilités historiques offertes à l’homme s’étend de façon sensible, au moment où la liberté de l’homme devient capable de beaucoup de choses qui étaient jusqu’alors soustraites à sa décision…, c’est alors que prend une actualité soudaine pour le chrétien dans son existence historique, et cela d’une manière absolument inédite, le vieux dicton : « Qui a le choix a la croix. » Ce qui veut dire : dans une telle conjoncture, le chrétien commence à percevoir clairement que le principe directeur de son agir dans l’Histoire, il ne peut absolument pas le tirer exclusivement de ses principes chrétiens. Ceux-ci le « laissent choir ». Ils demandent bien à être respectés et à être mis en œuvre dans les décisions prises par l’homme ; mais ils ne peuvent pas lui dicter sa décision elle-même, car, dans le contexte que nous avons dit, le voilà soudain, à la différence de sa situation d’antan, en face d’une multiplicité de possibilités légitimes dans le cadre desquelles le fait chrétien est susceptible d’exister.

Personne n’ira contester l’ampleur inouïe qu’a prise en notre temps – volontiers considéré comme la fin et le produit de l’âge moderne – la donnée de base dont nous venons de parler (à savoir les grandes possibilités de choix qui s’offrent à l’homme). Celles-ci soulignent à la fois la croix de notre liberté et la valeur éminente de son pouvoir. Dans le domaine de la Technique, de l’Économie, de la Sociologie, de la Psychologie des masses…, des choses sont aujourd’hui possibles, qui ne l’étaient d’aucune manière dans les siècles passés. Il n’est que vrai de dire que nous commençons à vivre une époque en comparaison de laquelle toutes les époques antérieures réunies se réduisent à une seule.

Tout ceci entraîne indubitablement, entre autres, les conséquences suivantes :

Nous sommes en train de découvrir vraiment, et de la façon la plus évidente, que les chrétiens, en tant que chrétiens, n’ont pas, – ni ne peuvent avoir – de programme concret tout prêt dans le domaine politique, culturel, économique, etc. Ceci était théoriquement vrai même aux époques antérieures, sans pourtant s’exprimer de manière aussi claire ; car le champ des possibilités laissées à l’homme pour modeler l’Histoire était relativement restreint. Le moment est venu où doit se révéler progressivement le fait qu’entre les principes généraux du christianisme et les diverses réalisations qu’il porte en puissance, l’écart est égal à l’ampleur que revêtent les possibilités qui se font jour.

Et voici la conséquence. Nous autres chrétiens, nous avons certes à être fiers de posséder les maximes justes capables de modeler l’existence humaine d’une façon qui exprime correctement sa nature. On peut même dire que leur valeur, et l’importance qu’il y a à les découvrir clairement – ce qui se fait à la lumière salvatrice et décisive de la Révélation – n’ont fait que croître avec les possibilités inouïes que nous avons ici ou là d’agir, pour notre malheur, à l’encontre de cette lumière. Mais, en tant que chrétiens, nous n’avons pas de programme unique, dans la mesure où ce mot a un contenu concret. Il peut arriver que dans une situation donnée de caractère momentané nous ayons à faire bloc, parce que cette situation comporte une menace générale résultant d’une attitude d’hostilité radicale à l’égard de ce qui est chrétien et humain. Il peut arriver que dans une situation donnée de caractère momentané les chrétiens, en tant qu’hommes, et en tant qu’hommes artisans de l’Histoire qui ont à prendre une décision concrète, se décident en fait tous plus ou moins dans un sens déterminé, sans y être obligés toutefois au nom du christianisme. Toujours est-il que ni dans un cas ni dans l’autre les chrétiens ne peuvent fonder leur unité en disant que les normes du christia­nisme leur tracent avec netteté, s’ils veulent trouver la bonne route dans l’éventail devenu quasi infini des possibilités historiques, un chemin déterminé dont on puisse dire qu’il constitue un choix libre et une obliga­tion.

Ce qui agit directement sur l’Histoire, ce ne sont pas les normes éternelles (qui s’exercent pourtant dans l’Histoire comme une grâce ou comme une justice immanente vengeresse), mais une maquette concrète précise, plastique, aussi concrète que l’action même qui la réalise. Eh bien, une telle maquette, nous ne pouvons l’avoir en tant que chrétiens. Nous ne l’avons jamais eue. Même jadis, en effet, la concréti­sation des idéaux chrétiens n’a pas été entreprise par le christianisme comme tel (tout en l’étant par des chrétiens), mais par une rencontre de forces historiques d’une autre nature. Seulement, on pouvait jadis confondre les principes et leur concrétisation avec une maquette idéale qui devait façonner l’Histoire, et tenir cette synthèse pour indissoluble. Nous sommes aujourd’hui revenus de cette illusion ; en tout cas nous devrions l’être. Nous sommes, en tant que chrétiens, devenus plus pauvres. Ce que nous avons perdu, à vrai dire, ce n’est pas autre chose qu’une apparence trompeuse : comme si le fait de recevoir avec foi la Parole de Dieu devait nous mettre en poche toutes les recettes à l’usage du monde ! comme si la seule difficulté était pour nous d’en faire une application judicieuse et fidèle ! Il ne nous sert de rien de faire miroiter aux yeux du monde nos principes chrétiens comme devant être son salut. Ce qu’il veut, ce sont des propositions concrètes. Nous devrions avoir le courage, en tant qu’hommes chargés d’une mission historique, de faire de telles propositions. Mais nous ne pouvons pas en faire de la propagande au nom du christianisme.

C’est ici que gît justement la raison la plus profonde du retrait de l’Église par rapport à la politique. Il n’est ni opportunisme, ni renoncement à la proclamation et à la défense des principes chrétiens. Il a sa source dans la perception de cette vérité qu’en soi et fondamentalement, si la politique consiste à avoir un programme concret, alors on ne saurait parler de « la » politique chrétienne – comme s’il n’y en avait qu’une en matière d’économie, de vie de l’État, de culture… Il nous faut confesser notre pauvreté si nous voulons être loyaux ; et la loyauté est toujours payante à la longue, même dans ce cas.

Si nous avons la loyauté d’accepter cette situation d’un christianisme devenu plus pauvre du fait de la distance sensiblement plus grande qui apparaît entre le christianisme comme tel et l’une de ses concrétisations déterminées, alors celui-ci se trouve, au regard des hommes, déchargé de responsabilité vis-à-vis des situations historiques, responsabilité dont on le charge aujourd’hui encore inconsciemment. Mais si nous n’avons pas cette loyauté, si nous faisons de la publicité pour une synthèse élaborée par nous à base de principes chrétiens et d’un choix historique, la présentant comme l’exigence incondition­nelle du christianisme au point que celui-ci se maintiendrait et tomberait avec elle, alors les gens prennent au sérieux cette fausse prétention, et nous ne pouvons plus les empêcher de combattre également le christianisme, s’ils viennent à prendre et à réaliser victorieusement une décision historique différente de la nôtre, que nous avons estimée pour notre compte être la pure réalisation et concrétisation des principes chrétiens.

Réfléchissons encore à ceci. Il est bien vrai que la puissance et l’organisation des forces du mal et de l’athéisme sont des réalités qui existent dans le monde. Les divergences d’opinions et de goûts qui parta­gent le monde ne sont pas comparables au jeu des compromis que l’on trouve dans un régime démocra­tique en raison de la légitimité de principe que celui-ci leur reconnaît. Ce qui partage aussi le monde (et cela se traduit dans les faits de façon très concrète), c’est la différence entre le bien et le mal ; or, ceux-ci ne forment pas un attelage dialectique qui, unissant au fond ses efforts, tirerait sur une seule et même route et dans un sens harmonieux le même char de l’Histoire du monde. Pourtant, si vraie que soit cette affirmation, et si réelles qu’en puissent être fréquemment les conséquences, nous ne pouvons pas, nous autres chrétiens, professer une foi manichéenne dans la réalité d’un Mal absolu, et encore moins dans l’incarnation d’un tel Mal. En d’autres termes : selon la pensée chrétienne, la force du mal ne vient que du bien qu’il recèle, et ce bien dérive de Dieu. Celui donc qui a coutume de voir dans les programmes et les gestes de l’ennemi le plus acharné du christianisme autre chose qu’une simple concrétisation du mal ; celui qui recherche en eux le bien, sans lequel le mal qu’ils font demeurerait sans force sur le cours de l’Histoire ; celui qui ne pense pas de façon systématique et constante que ce bien, on en trouve automatiquement l’expression adéquate chez nous, dans nos bons programmes eux-mêmes et dans nos gestes sans chaleur, parce qu’il nous arrive souvent de commettre des fautes morales et d’être à courte vue…, celui-là ne mérite pas pour autant d’être accusé de lâcheté, d’esprit de compromission, ou de « vouloir-se-concilier-tout-le-monde ». Il ne fait que son devoir de chrétien. Car, loin d’être un élément de décision chrétienne, ce serait une hérésie de professer l’existence d’un mal absolu de la même façon que celle du Bien absolu.

L’ampleur, à perte de vue, des possibilités qui commencent à s’ouvrir à la décision historique de l’homme, réclame un sujet qui les assume ; et ce sujet reçoit, du fait de cette ampleur, une importance dont la nouveauté et le caractère incommensurable correspondent à l’écart existant entre les possibilités actuelles et celles de jadis. Oui, l’organisation de la société humaine est en train de prendre de ce fait une importance sans comparaison avec celle qu’elle a eue dans le passé. Or ce n’est pas à l’Église d’assumer de façon propre et immédiate la réalisation de ces possibilités historiques intrinsèques à la vie du monde. Il faut pourtant bien un sujet : les possibilités qui ont surgi exigent son existence (ou une modification dans son existence). Ce sujet ne peut donc être que l’État, ou la communauté des peuples dotée d’une organisation planétaire : qui donc en dehors de l’un ou de l’autre serait en mesure d’assumer par lui-même une telle fonction ?

La conséquence, qu’elle nous plaise ou non, c’est celle-ci. l’État, qu’il garde son cadre individuel ou qu’il soit planétaire, est en train de prendre une importance comme il n’en a jamais eue dans le passé. Les possibilités qu’avait l’État d’intervenir de façon arbitraire et systématique pour modeler à sa guise l’existence humaine n’atteignaient qu’un petit secteur de celle-ci, l’influence principale demeurant celle des condition­nements de la Nature et de l’action des communautés de base. Il peut aujourd’hui en aller autrement. Et cette possibilité est telle qu’on ne peut absolument pas renoncer à en entreprendre la réalisation. Il faut donc accepter cette perspective. En d’autres termes : l’État de demain (si tant est qu’il n’existe pas déjà) consti­tuera, à l’échelon régional ou planétaire, une concentration inouïe de puissance par rapport à ce qu’on appelait autrefois l’État. Et cela même si l’on respecte les principes chrétiens, celui de subsidiarité par exemple. l’État n’a nullement à accaparer ce que d’autres communautés plus restreintes, ou la personne individuelle, ont possédé jusqu’ici, capables qu’elles étaient alors en fait d’en assurer l’accomplissement et la gestion. Il doit seulement assumer ce qui, en vertu des possibilités nouvelles et inéluctables qui se sont faites jour, prend une extension nouvelle, et que personne, absolument personne d’autre, ne peut vraiment assumer ; et il se transforme de lui-même en un État qui nous inspire d’abord de la peur, et qui de fait nous montre un visage inquiétant, exactement comme les possibilités que recèle l’époque actuelle et dont il a le devoir d’assurer la direction et la mise en œuvre.

L’accroissement démographique, les possibilités et les nécessités de la technique, les problèmes psychologiques que pose la gigantesque concentration des masses, les possibilités ouvertes à la conduite de la guerre, l’enchevêtrement, au point de vue économique et culturel, que constitue l’interférence des diverses histoires nationales… tout cela donne nécessairement à l’État (que l’on conçoive celui-ci sous une forme régionale ou planétaire) un visage tout différent de celui auquel nous étions habitués.

Cela veut dire que dans le cas le plus légitime on verra ce qui relève de l’État l’emporter sur le privé. Non que le privé ait diminué d’importance ; mais c’est ce qui relève de l’État qui a pris de l’ampleur, et l’accroissement des possibilités historiques ne peut être assumé par aucun autre sujet.

C’est tout cela qu’il faut considérer pour répondre à notre question : quel sens faut-il donc donner, d’après la Parole prophétique de Dieu, à la position du chrétien (dans le monde actuel), position à laquelle la situation ci-dessus décrite doit en premier ses traits caractéristiques ?

La thèse que je voudrais exposer est celle-ci :

La situation du chrétien peut être caractérisée à l’heure actuelle – et ceci s’entend d’aujourd’hui, mais est également valable pour demain – comme une situation de Diaspora[3] ; elle est placée sous le signe d’une « il faut » inhérent à l’Histoire du Salut ; il est légitime – et c’est même pour nous un devoir – d’en tirer des conséquences pour notre attitude chrétienne.

Mais avant d’aborder ma thèse en elle-même pour en expliquer le sens et en administrer la preuve, il faut que je m’explique sur un concept qui reviendra souvent au cours du développement. J’ai dit en effet : La situation de Diaspora est une « nécessité inhérente à l’Histoire du Salut ». Qu’est-ce à dire ?

Il existe des choses qui s’imposent à la conscience a priori et de façon inconditionnelle. Elles trouvent leur expression dans les dix commandements, par exemple. Il y a d’autre part des choses qui « existent », sans plus ; sans qu’elles soient la matière d’aucune obligation. Sont-elles le fruit d’une faute morale ou de la mal­chance, on se contente alors d’en prendre connaissance ; et, en fait de conséquences, elles n’en comportent guère d’autres que la patience avec laquelle on les supporte quand on ne peut les modifier, et, en mettant les choses au mieux, les efforts que l’on tente pour les exclure de ce monde.

Entre ces deux catégories – ce qui est obligatoire et ce qui n’a qu’une existence de fait, sans être un objet de devoir – il existe une troisième catégorie, une catégorie intermédiaire de choses, d’événements, de situations. À dire vrai, elles ne devraient pas exister, elles sont en contradiction avec une règle qui s’impose à la conscience, quel que soit son nom : idéal, postulat, commandement de Dieu. Elles sont pourtant davan­tage que le contre-pied pur et simple de ces sortes de règles. Se produisent-elles, viennent-elles à l’existence, la contradiction qu’elles représentent par rapport à la loi ne les empêche pas d’acquérir une sorte étrange de droit et de valeur, de nécessité inévitable, de signification et de dignité. Il n’est ni possible ni légitime de se contenter de les supporter et de protester là-contre. Autant il serait faux de dire qu’elles tirent d’elles-mêmes leur droit à l’existence, autant on serait peu fondé à les éliminer simplement ou à les combattre avec âpreté. Bien plutôt il est permis (et c’est même une nécessité) de les reconnaître, d’en tenir compte, et de tirer de leur existence, qui n’a par elle-même aucun droit, mais qui, concrètement, porte une valeur, des conséquences qui constituent à leur tour un devoir : ce qui leur donne en effet une valeur de Salut, c’est leur existence même, et pas seulement l’espèce de rage que l’on mettrait à les supporter et à les combattre.

Qu’il me soit permis d’appeler ces choses, situations, événements… une « nécessité inhérente à l’Histoire du Salut » ; et cela en m’appuyant sur le langage de l’Écriture. Au témoignage de celle-ci, en effet, il existe de telles choses. Quand par exemple le Seigneur dit : « Il y a toujours des pauvres parmi vous » (Mt 26,11), il fait autre chose que d’établir l’existence permanente d’un fait douloureux. Il ne conteste pas la nécessité en soi, et la nécessité permanente, de tout mettre en œuvre pour supprimer la pauvreté. Il ne conteste pas que celle-ci ne devrait pas exister. Il conteste encore moins que le style de cette pauvreté puisse varier considérablement avec les conditions de la vie sociale. Mais l’existence de cette pauvreté n’est pas pour autant rangée dans la catégorie de ces faits bruts au sujet desquels on se contente d’un simple constat assorti d’une réprobation. Il n’y aurait pas de pauvres dans un monde sans péché. Il n’en reste pas moins que le fait de la pauvreté doit être considéré comme une « nécessité » dont on peut, dont on doit même tenir compte ; au point que ce serait une faute et une erreur, et la marque d’un utopisme idéaliste et non-chrétien, de ne pas l’inclure, avec son caractère de nécessité, parmi les principes directeurs d’une action qui se veut réaliste.

Les choses de ce genre affectées d’un caractère de « dei » inhérent à l’Histoire du Salut, l’Écriture les qualifie de la façon suivante : elles sont « voulues de Dieu » ; « il fallait qu’elles arrivent » ; elles ont « une valeur salvifique » ; elles constituent pour l’homme quelque chose « dont il doit faire cas » dans sa manière d’agir, bien qu’« en elles-mêmes », elles ne devraient pas être.

Le cas par excellence de ces sortes de choses « nécessaires » dans l’ordre du Salut, c’est la Croix du Christ. Il « fallait » que le Fils souffrît (Lc 24,26). Il le fallait, et cela pourtant par la faute de l’homme. Ses souffrances, qui n’auraient pas dû être, il ne les a pas considérées comme une chose qu’il fallait à tout prix éviter. Il n’a pas dit à Pierre : « Tu as raison, cela ne doit pas arriver ; nous allons tout mettre en œuvre pour l’empêcher ; malheureusement cela arrivera quand même. » Bien plutôt il a dit : « Loin de moi, Satan, tu n’as pas les pensées de Dieu, mais celles de l’homme » (Mt 16,23). Et il en va de même pour le reste. Il « faut » qu’il y ait des obstacles, des tensions. Les choses ne font pas que survenir, il « faut » qu’elles soient. Ce qui n’empêche pas la malédiction de tomber sur ceux qui les suscitent.

Voici donc notre proposition. Il est permis et possible au chrétien d’établir un tel « devoir-être » dans l’économie de l’Histoire du Salut. Il doit compter avec lui et en tirer, pour sa conduite, des conséquences moralement obligatoires. Il n’empêche que les réalités de ce genre n’ont aucun droit a priori à l’existence. Leur « nécessité » tient à des causes historiques, voire à la faute de l’homme qui s’est refusé à Dieu. Et ce n’est pas seulement là où l’on ne s’insurge pas contre de tels faits (alors qu’on le devrait), mais là également où on le fait dans cet esprit de radicalisme utopique qui n’a rien de chrétien (en refusant d’en prendre connaissance), que l’on peut manquer de façon coupable à sa tâche historique. Il peut y avoir une façon erronée de travailler à la suppression du paupérisme ; comme l’on peut, avec l’opiniâtreté déplacée d’un apostolat qui se croit héroïque, refuser de secouer la poussière de ses pieds et de se diriger vers une autre ville, lorsque le Message trouve pour l’accueillir des oreilles sourdes (Mt 10,14). Toutes les prédictions que l’on trouve dans le Nouveau Testament sur les épreuves qui attendent l’Église au cours de son histoire n’ont pas été faites seulement pour diminuer notre effroi, mais pour que la connaissance préalable de la situation historique de l’Église – laquelle n’a rien de nécessaire en soi – nous permette d’en tirer des conséquences pour notre action.

Impossible de préciser ici les fondements ontologiques et théologiques de ce concept de « nécessité inhérente à l’Histoire du Salut ». Il nous faut donc les présupposer, et affirmer que la situation de Diaspora constitue aujourd’hui pour nous une nécessité de ce genre. Autrement dit, loin de nous contenter de constater ce fait et d’en gémir, nous pouvons y reconnaître une « nécessité » (qui n’a rien d’une obligation), et en tirer sereinement les conséquences.

Commençons par jeter un coup d’œil sur le fait même de la situation de Diaspora dans laquelle se trouve l’Église.

On devrait tout de même convenir enfin de son existence brute à l’échelle du monde. Est-il heureux au point de vue pastoral, et juste au point de vue théologique, d’appliquer aux pays d’Europe la dénomination de « pays de Mission », c’est là une question que nous laissons en suspens. Qu’il n’y ait plus (à part peut-être le monde ibérique) de pays chrétiens, voilà un fait. Partout dans le monde, et partout par rapport au monde, le christianisme est dans une situation de Diaspora, selon des degrés variables bien entendu. Partout, en effet, il constitue une minorité numérique, si du moins nous parlons d’un christianisme vraiment vécu ; nulle part il ne joue en fait un rôle de leadership qui lui permettrait de mettre d’une façon puissante et sensible sur la vie séculière l’empreinte des idéaux chrétiens. On peut même dire que nous sommes sans aucun doute à une période dans laquelle ce processus va s’intensifier encore, quelques raisons que l’on puisse assigner à ce fait. En toute hypothèse, le nouvel âge de Jésus-Christ prophétisé par le P. Lombardi n’est pas pour demain. Au contraire : la chrétienté de type rural et individualiste qui caractérisait le Moyen Âge et les temps modernes est en voie de disparition selon un rythme d’accélération croissante, pour cette raison que les causes génératrices de ce processus en Occident sont toujours à l’œuvre et n’ont pas épuisé leur efficacité.

Mais ce fait d’une Diaspora universelle n’est pas une simple constatation que nous n’aurions qu’à enregistrer a posteriori et avec un sentiment d’effroi. C’est une chose à laquelle nous devions nous attendre, au nom de la foi elle-même, dans le sens d’une nécessité inhérente à l’Histoire du Salut. Elle est inscrite d’avance, de façon implicite évidemment, dans un ensemble ; et cet ensemble ne peut s’expliciter qu’au regard attentif à certains faits qui composent la situation du monde actuel. Elle est une donnée théologique qui prête à une interprétation pleine de sens au regard de la foi.

Cette Diaspora « n’aurait pas dû » moralement exister. L’obligation s’impose en effet à tous les hommes de devenir chrétiens, dès lors que et dans la mesure où l’annonce de la foi leur est faite (ce qui est aujourd’hui plus ou moins le cas partout dans le monde) ; et d’autre part les peuples de l’Occident n’auraient pas dû rejeter le christianisme. Ceci étant, il est évident que la volonté de voir disparaître l’état de Diaspora demeure pour le christianisme une exigence impérieuse qui s’adresse à tout chrétien ; une volonté qui doit susciter les entreprises de l’apostolat, ainsi que les œuvres et les souffrances de celui qui rend témoignage. Mais, entre cette volonté farouche jusqu’à l’héroïsme et la simple constatation effrayée du peu de succès des efforts entrepris, il doit y avoir une attitude intermédiaire : la conscience, précisément, que la notion de « nécessité inhérente à l’Histoire du Salut » se vérifie dans la situation de Diaspora, et la connaissance des vraies conséquences qui découlent de cette prise de conscience théologique.

Toute institution d’origine terrestre cherche à s’imposer ; et ce qui la légitime à ses propres yeux, c’est le degré de chances, visibles et promptement réalisables, qu’elle possède de remporter la victoire totale. Dans le cas du Christianisme et de l’Église, au contraire, leur fondateur ne s’est pas contenté d’adjoindre à leur nature la promesse de la durée jusqu’à la fin des temps ; il leur a fait aussi la promesse, et d’une façon tout aussi claire, que son œuvre serait un signe de contradiction et de persécution, l’enjeu d’un combat acharné, désespéré même au simple regard humain. Il leur a prédit que l’amour se refroidirait, que l’on se couvrirait du nom de Dieu pour le persécuter dans la personne de ses disciples, que tout ce combat aboutirait à une situation toujours plus critique, que la victoire du christianisme ne serait pas le fruit immanent de son développement et de sa diffusion dans un monde qui serait soulevé progressivement, comme une pâte, par son levain ; mais le résultat de l’action divine, de Dieu qui viendra juger et porter à son terme, au-delà de toute mesure et de toute attente, l’Histoire du monde. Cette situation constante de contradiction, prédite à l’Église et au christianisme comme une nécessité qu’ils auront à subir, n’allons pas la prendre à la légère. Ce qu’elle implique, ce n’est pas seulement le devoir d’avoir à recommencer à chaque génération l’œuvre de christianisation, avec les difficultés que cela représente déjà au plan strictement personnel. Il ne s’agit pas seulement, quand on parle de contradiction et de heurt, du domaine de l’existence privée de l’individu, qui, du fait de sa condition de pécheur, peut se trouver en opposition avec le message de l’Évangile. La contra­diction est considérée dans l’Écriture comme un fait qui affecte l’Histoire extérieure et générale des peuples et de la politique. C’est en ce sens que la contradiction est présentée comme une nécessité inhérente à l’Histoire du Salut.

Et pourquoi cette situation de Diaspora est-elle partout une nécessité de ce genre et prédite d’avance ? Voilà ce qu’il vaut la peine d’expliquer.

Nous partons de l’idée que l’Église et le christianisme seront jusqu’à la fin des temps une pierre d’achoppement et un objet de contradiction ; que ceci ne sera pas une simple donnée de fait, mais un aspect de cet « oportet » mystérieux (dont l’Ecriture parle sans cesse), selon lequel la faute de l’homme – faute qui n’aurait pas dû arriver – reste toujours englobée dans le plan de Dieu. Celui-ci ne veut pas la faute de l’homme, mais il se sert de cette faute, non voulue de lui, comme moyen établi « d’avance » pour la réalisa­tion de ses plans divins.

Aux yeux du croyant, qui prend pour base de ses jugements le point de vue de Dieu, une telle nécessité est un élément dont il a non seulement la permission mais le devoir de tenir compte ; quelque chose à quoi il a d’ores et déjà le droit de s’attendre avec sang-froid, quelque chose dont il ne saurait vraiment s’étonner.

Et maintenant, quelle forme va revêtir, en ce qui concerne l’Église, cette contradiction publique et permanente qui n’a rien d’inopiné ni d’étonnant ?

Tant que l’Église était en fait circonscrite à un secteur de la culture et de l’Histoire – disons celui de l’Occident – la contradiction pouvait venir du « dehors » : il y avait en effet un « dehors ». Pour cette raison, l’Église et le christianisme pouvaient en revanche jouer de façon pour ainsi dire omnipotente, à l’intérieur de ce secteur bien circonscrit, un rôle indiscuté de direction et de seigneurie. Ils avaient bien des adversaires, mais c’était « du dehors » : les hérésies pratiques, au fond d’origine orientale, et l’ennemi héréditaire, les Turcs.

Mais, au moment (un moment dont le développement peut naturellement demander des siècles) où ce « dehors » ne va plus exister, parce que l’universalité de l’Église devient aussi une réalité de fait et que, par le jeu d’une causalité réciproque, les histoires nationales jusque-là séparées confluent en une Histoire de l’Humanité dans laquelle chaque peuple, chaque situation historique constituent pour les autres un élément de leur propre histoire… la contradiction qui se dresse face à l’Église ne peut absolument plus, aux yeux du théologien de l’Histoire, venir du « dehors » ; elle doit – de cette nécessité mystérieuse dont nous avons parlé – surgir comme une faille et comme une dissidence en plein cœur de la chrétienté considérée comme telle. S’il en était autrement, ou bien l’Église serait une Église à l’abri de la contradiction, ou bien elle continuerait d’être, aujourd’hui encore, l’Église en quelque sorte insulaire qu’elle a historiquement été, liée à une culture déterminée et révolue. Ces deux éventualités sont impossibles.

En fait, nous remarquons aussi ceci : le moment où commencent la division et la déchristianisation de l’Occident – jusqu’alors marqué du signe de l’unité – et qui sont l’œuvre de la Réforme et de la Renaissance, coïncide précisément avec celui où l’Église, portée par l’expansion de l’Europe jusqu’aux confins du monde, va devenir une Église dont l’universalité s’inscrit désormais dans les faits. C’est au moment même où elle commence à devenir l’Église de tous les païens qu’elle commence aussi à être partout au milieu des païens. Evidemment cette contemporanéité est lourde de culpabilité ; elle a quelque chose de tragique et de boule­versant. Pourtant, pour le théologien et le théologien de l’Histoire qui savent voir les choses de façon plus profonde, elle est incluse dans une « nécessité » mystérieuse dont le chrétien qui vit de la foi n’a ni à s’éton­ner ni à se scandaliser. Il fallait s’y attendre, tout comme le chrétien doit s’attendre à trouver, jusqu’à la fin des temps, le péché et la contradiction face au Christ. La perte, pour l’Église, de son omnipotence sur la vie publique, telle qu’elle s’exprimait au Moyen Âge (et c’est à la Révolution française qu’il est le plus juste de dater la fin du Moyen Âge), était une chose à laquelle il fallait s’attendre d’avance, au nom même de la théologie, quoi qu’il en soit de la culpabilité impliquée dans ce fait historique. C’est dire que la forme qu’a revêtue au Moyen Âge la place tenue par l’Église dans la vie publique (la vie sociale, l’État, la culture…) ne peut absolument pas être revendiquée comme caractérisant un mode d’existence de l’Église exigé par l’essence de celle-ci ; puisqu’il est inscrit dans sa nature qu’elle doit être toujours l’Église de la contradiction, qu’elle devait devenir universelle et qu’elle l’est devenue en fait. Une telle forme n’était possible qu’aussi longtemps que l’Église était plus ou moins circonscrite à une culture. Elle devient impossible le jour où l’Occident commence d’être un élément solidaire de l’Histoire mondiale, devenue elle-même une Histoire unique. Alors « il faut » que la contradiction soit partout ou nulle part. S’il « faut » qu’elle soit, ce doit être partout. Le reproche de Jésus : « O gens sans intelligence, ne fallait-il pas que le Christ souffrît ? » (Lc 24,26), garde ici sa valeur à propos de la Passion qu’il endure au cours de l’Histoire du monde.

En fait, la forme médiévale elle-même qu’a prise le rayonnement de l’Église n’est pas un phénomène dont la seule et unique source serait la force surnaturelle de l’Église et du christianisme. Cette forme (mais non pas la réalité qu’elle manifeste en ce qu’elle a de théologique) est également, tout au moins dans sa réalisation existentielle, le résultat d’une rencontre de facteurs historiques liés à une certaine époque et faisant partie de la trame du monde. Cette forme était davantage un fait historique et culturel qu’un fait théologique.

Tout Moyen Âge, pourrait-on dire (et je désigne par là toute civilisation qui repose principalement sur des structures de type rural, sur des petites villes, et qui demeure longtemps stationnaire tandis que se déroule le cours de l’Histoire) possède sa religion, une religion qui exerce sa domination de façon incontes­tée ; et cela vaut dans tous les cas, que cette religion soit vraie ou fausse, qu’elle vienne d’en haut ou d’en bas, qu’il s’agisse de l’Islam médiéval ou du Shintoïsme féodal du Japon médiéval, ou de n’importe quelle autre religion.

Ce qui révèle la puissance surnaturelle du christianisme, ce n’est pas tellement le simple fait d’avoir, comme d’autres religions appartenant à des civilisations différentes, connu un temps où il exerçait sur les cœurs et sur les institutions culturelles, dans le cadre d’une civilisation déterminée et pendant une période donnée, inévitablement transitoire, une puissance presque incontestée et à laquelle rien n’était soustrait. C’est là un thème que l’on développe souvent avec complaisance, mais qui n’emporte pas tellement la conviction de l’historien et du philosophe de l’Histoire. Ce qui atteste beaucoup mieux que la puissance de l’Église n’est pas de ce monde, c’est ce double fait : d’une part, lorsque disparaît cette situation historique et transitoire, liée à des facteurs d’essence séculière, elle fait preuve, sur le terrain des faits, et quoi qu’il en soit de tous les déchets et de toutes les pertes, d’une force de résistance et de persistance sans comparaison avec celle d’autres religions ; et d’autre part, la situation qu’avait l’Église dans le monde médiéval a eu un sens providentiel, celui de permettre au christianisme de sortir du cadre géographique de cette culture et de la suivre dans le monde avec une force telle qu’il a pu devenir – désormais dans les faits – une religion universelle.

Nous avons donc tout à fait le droit – et presque le devoir – de tenir compte et de prendre connais­sance, sans nous en émouvoir, du fait que la situation de l’Église dans la vie publique change de forme. Que l’Église soit en train de devenir partout une Église de Diaspora, une Église qui vit au milieu d’une multitude de non-chrétiens, une Église par conséquent qui s’inscrit dans un contexte culturel, civique, politique, scien­tifique, économique, artistique… qui n’est pas l’œuvre des seuls chrétiens, voilà une nécessité inhérente à l’Histoire du Salut qui permet de tirer en toute sérénité des conséquences ayant valeur de règles pratiques pour notre pastorale elle-même ; et cela qu’il s’agisse de conquête ou de défense, de l’Église hiérarchique ou des simples fidèles. Ces conséquences constituent une opposition dialectique à la règle obligatoire selon laquelle le christianisme doit se répandre et se défendre, selon laquelle il faut chercher par tous les moyens à gagner au Christ tous les hommes et tous les secteurs spécialisés de la culture. C’est cette unité dialectique, formée de ces maximes opposées, qui forme la charte définissant la position du chrétien dans le monde d’aujourd’hui. On ne saurait la chercher ailleurs.

Avant d’aborder le chapitre des conséquences à tirer pour notre attitude de chrétiens, à partir de la situation de Diaspora dans laquelle se trouve le christianisme, situation que nous considérons comme une caractéristique prospective de l’Église d’aujourd’hui et comme une nécessité inhérente à l’Histoire du Salut, laissez-moi développer quelque peu encore cette situation même de Diaspora en analysant les éléments qui la composent.

Demandons-nous simplement : « Qu’arrive-t-il, que doit-il fatalement arriver, lorsqu’un chrétien doit vivre son christianisme au milieu d’une majorité de non-chrétiens ? » Cette question appelle d’elle-même une foule de réponses.

a) Sa foi est sans cesse menacée de l’extérieur. Le christianisme ne peut pas (ou il ne le peut que dans une infime mesure) s’appuyer sur le cadre des institutions, qu’il s’agisse de morale, d’usages, de lois civiles, de traditions, d’opinion publique, d’instinct d’imitation, etc. C’est à chacun de se l’approprier par un effort personnel de reconquête ; le temps n’est plus où on n’avait qu’à le recevoir de ses ancêtres à la façon d’un héritage. Chacun est l’objet d’une conquête toujours nouvelle ; et cette entreprise de conquête en appelle à la décision personnelle, elle s’adresse à cette partie de l’homme qu’est son individualité autonome, et non pas à cette autre qui n’est qu’un élément de masse indifférencié, un produit de la situation, de « l’opinion publique » et de l’origine à laquelle on appartient. Le christianisme de recrutement devient un christianisme d’élection. Il va de soi que les chrétiens continueront toujours, au-delà de l’appareil institutionnel permanent de l’Église, à forger des institutions : la foi qu’ils auront acquise au prix d’une décision personnelle, ils auront à cœur de la transmettre en héritage à leurs enfants ; ils développeront et défendront tout ce qui est chrétien en fait de mœurs et de moralité, d’usages, de pratiques, d’associations et d’organisations. Il n’empêche que dans l’ensemble la situation demeurera celle d’un christianisme d’élection et non de recrutement ; celle de la conquête incessante que chacun doit faire de sa propre personne, au milieu d’un environnement plein de menaces.

b) Pour une bonne part, les valeurs culturelles, en fait d’éducation, d’art, de science, dont le chrétien vit et doit vivre – sous peine de devenir un sectaire méprisant à l’égard de tout ce qui touche à la vie de l’esprit en ce bas monde – ne sont plus spécifiquement chrétiennes, ni marquées d’une empreinte spécifique­ment chrétienne. Un grand nombre de choses de caractère institutionnel dans le domaine de la vie sociale, civile, politique et culturelle se présentent d’une façon telle qu’elles ont une influence négative sur la vie morale du chrétien ; il s’ensuit que, d’une façon quasi inévitable, vont surgir des conflits avec l’Éthique chrétienne. Le monde non-chrétien, qui n’est pas pour autant (comme nous aimons cependant à le prétendre) au stade de la décomposition et au bord de la catastrophe, cherchera même à développer ses propres énergies et ses propres institutions de caractère social, spirituel, éducatif et moral ; et de tels efforts, ne nous en déplaise, ne seront pas simplement voués à la désespérance et à l’insuccès. Tout cela ne sera pas sans impressionner le chrétien lui-même, et ira à l’encontre de nos disques de propagande à bon marché (et théologiquement faux) selon lesquels là où l’Église et le clergé n’exercent pas leur domination et ne distri­buent pas de consignes d’action, tout est voué à la destruction et au chaos.

c) L’Église de la Diaspora sera, là justement où elle veut continuer à être une réalité vivante, une Église de membres actifs, une Église de laïcs ayant le sentiment d’en être de vrais éléments responsables, et non un simple objet d’action pastorale cléricale. Là où existe ou est en train de se créer une Église de cette sorte, une telle possibilité doit être ménagée au laïc, et cela non seulement sur le papier, mais de façon tangible ; les laïcs reçoivent des obligations qu’ils assument de façon responsable pour le bien de l’Église, mais aussi des droits semblables à ceux dont ils jouissaient dans l’Église antique ; ils ne sont pas des gens qui reçoivent occasion­nellement des ordres et qui doivent s’estimer honorés de pouvoir faire quelque chose pour l’Église hiérar­chique et pour le clergé. L’Église de la Diaspora a, sociologiquement parlant, un caractère de « secte » ; elle s’oppose ainsi à une Église de « masse », à laquelle tout ressortit de prime abord, et qui s’impose ainsi socio­logiquement à l’individu, non comme une chose qu’il fait lui-même et dont il porte la responsabilité, mais comme une réalité qui est déjà là indépendamment de lui. Elle est vouée à être une « secte » en ce sens, avec les avantages que comporte une telle situation, mais aussi avec le devoir de travailler sans cesse à en surmon­ter les dangers. C’est dans le bon vouloir de ses membres ordinaires que l’Église de la Diaspora trouve toujours son appui. Elle est l’Église d’une époque dans laquelle on verra d’autres institutions étatiques et culturelles, dans le domaine de l’école, de la recherche, de l’œuvre civilisatrice… exercer certaines fonctions et développer les organes ad hoc (fonctions et organes qui étaient jadis le fait de l’Église). L’Église de la Diaspora n’est plus en effet (et de loin) capable d’exercer de telles fonctions : celles-ci concernent tout le monde, et pour cela, et pour d’autres raisons aussi, il devient absolument impossible que celles-ci soient assumées par un groupe seulement de citoyens.

Il suit de là que l’Église de la Diaspora offrira, dans ses apparences immédiates, un visage plus religieux que jadis. La raison n’en est pas qu’une Église de ce genre, telle que nous la réserve l’avenir, manquerait, pour les divers secteurs de la culture, de principes à elle : elle cherche au contraire à les incarner par l’action des chrétiens engagés en ces domaines. Disons plutôt que, en tant que « secte » (au sens sociologique du mot), elle ne peut être celle qui « donne le ton » dans les secteurs de la culture, comme c’était le cas à l’époque où elle était une Église de masse, l’Église de tout le monde. Elle s’orientera donc d’elle-même, pour ce qui relève de son agir immédiat, vers le domaine de sa vie, la plus intime, et cela quand bien même on n’emploierait pas la force pour l’enfermer dans le sanctuaire et la sacristie, ou la contraindre à se réfugier dans les catacombes.

d) Le clergé n’aura plus sa place, comme allant de soi, parmi les couches sociales élevées et privilégiées. En tant que clergé, il finira par n’être plus dans l’ensemble un « état », au sens sociologique du mot, au même degré et de la même manière où il l’a été jusqu’ici. Il demeure bien un « état » dans l’Église. Mais il ne sera pas toujours, au même degré où il l’a été jusqu’ici, un état dans la société profane.

e)De façon générale l’Église et l’État ne seront plus tellement des partenaires face à face, en lutte l’un avec l’autre, ou réglant leurs relations de façon concordataire. Une telle situation en effet appartient au passé ; elle s’appuyait sur le fait que tout le monde (ou presque tout le monde) était à la fois ressortissant de l’État et ressortissant de l’Église. Dans l’avenir, les rapports entre l’Église et l’État ressortiront davantage au domaine de la vie individuelle, et passeront par la conscience de chacun : l’État en effet n’est plus tellement le gouvernement, ou un monarque, mais bien le peuple lui-même (lequel précisément n’est pas chrétien pour une bonne part) ; et ceci n’a rien à voir avec la forme que revêt l’organisation de l’État : l’État de type patriarcal est de toute façon révolu. Or le peuple est pour une bonne part indifférent aux intérêts chrétiens d’une portion de la population, et l’Église n’est plus une organisation dont la puissance pourrait s’exercer avec quelque ampleur et de façon directe sur le plan politique.

Des choses de ce genre, on pourrait continuer à en énumérer une quantité. Avec un peu de connais­sances en matière de Psychologie et de Sociologie, il est facile de voir qu’elles dérivent du fait qu’une société religieuse vit, s’accroît et se défend dans un milieu indifférent ou hostile, et que, Église de la Diaspora, sa durée échappe aux prévisions. Il est à mon sens extrêmement important pour nous de considérer ce fait sans complexes, et d’en tirer courageusement les conséquences. Cela ne va pas de soi autant qu’on pourrait le croire à première vue. Nous ne sommes pas encore tout à fait éveillés du rêve d’un Occident chrétien sans faille. Aussi nous arrive-t-il souvent de prendre des colères intempestives lorsque quelque chose vient troubler notre rêve. Nous cherchons à réaliser, par des moyens insuffisants et là où il ne le faudrait pas, la maquette de nos désirs, et nous faisons porter notre effort au mauvais endroit. Je renonce à donner des exemples, car ceux-ci peuvent toujours évidemment être invoqués dans un sens ou dans l’autre. Tel effort, par exemple, entrepris dans le but d’apporter une pierre à la construction d’un Occident chrétien homogène, peut être « à côté » ; mais il se peut que parfois d’autres raisons obligent à reconnaître sa légitimité et sa nécessité. Je ne puis donc que vous prier de réfléchir à ce qui vient d’être dit (pour le cas où, contre mon attente, ce serait pour vous du nouveau), et de soumettre une bonne fois à l’examen, quand l’occasion s’en présentera, les expressions extérieures de la vie catholique qui s’offrent à vous, ainsi que la nécessité ou la légitimité de la façon dont elles existent. Mais il demeure entendu que nous devons considérer la situation de Diaspora dans laquelle se trouve le christianisme autrement que comme un fait regrettable vis-à-vis duquel la seule attitude à adopter serait celle d’une hostilité farouche : comme une nécessité (Je ne dis pas une « obligation » !) inhérente à l’Histoire du Salut, et prédite d’avance.

a) Je le répète : la situation de Diaspora n’est pas seulement un fait, mais une nécessité inhérente à l’Histoire du Salut. Je veux dire : nous ne pouvons pas y consentir sans réserve, comme à une chose qui serait a priori juste. Nous ne sommes pas vis-à-vis d’elle dans la même situation que les Juifs par rapport aux peuples païens. Ceux-ci n’étaient pas inclus dans le pacte de l’Alliance, et cela de par la volonté de Dieu, avant toute faute de leur part ; c’est pour nous au contraire un devoir d’être missionnaires et de continuer à l’être ; c’est pour nous un devoir d’augmenter le nombre des chrétiens, leur influence, leur valeur, la concrétisation de l’esprit chrétien dans la vie publique et dans les institutions sociales, comme c’est pour nous un devoir de chercher à diminuer la force de tout ce qui s’y oppose.

Malgré tout, la situation de Diaspora qui est la nôtre, et qui tend sans cesse à s’aggraver, est quelque chose à quoi nous devions nous attendre, quelque chose de prédit d’avance, quelque chose avec quoi il est permis de compter, quelque chose qui ne doit pas nous amener à une attitude d’obsession intérieure ou de défaitisme missionnaire. Loin d’être un principe de morale, c’est une sottise de croire qu’il faille se débarras­ser de tout ce qui a une origine coupable ; comme si autrement dit c’était un devoir, par­tout et en toutes circonstances, d’éliminer de façon résolue et directe, par une attaque de front menée avec une impatience de fanatiques, telle ou telle chose uniquement parce qu’elle est le fruit d’une faute morale. Dans la vie indi­viduelle, une pareille attitude n’est pas bonne. Elle est pareillement une erreur quand elle s’applique à la vie de la grande Histoire.

C’est dire que tout élan missionnaire – et il doit toujours exister – admet des arrangements et des accommodements avec la situation de Diaspora, et cela non seulement dans l’intime du cœur, du fait qu’on rend hommage, dans la foi et la paix, à la divine Providence, à la volonté permissive de Dieu qui fait tourner au bien le mal lui-même ; mais dans la vie extérieure elle-même.

On pourrait ici objecter : « Mais alors, si notre condition de chrétiens nous fait un devoir de maintenir l’esprit missionnaire, et même un esprit de conquête, que peut bien signifier l’expression : « s’arranger » de la situation de Diaspora, de cette situation que vous présentez comme une nécessité inhérente à l’Histoire du Salut ? N’est-ce pas là affirmer simultanément l’existence et la valeur de deux principes chrétiens de comportement public mutuellement incompatibles ?

Eh bien non, le principe d’action selon lequel il faut s’accommoder de la situation de Diaspora ne contredit pas le devoir général que nous avons d’entretenir en nous un esprit de conquête, un esprit missionnaire ; et ce principe a une importance pratique quand il s’agit de déterminer l’attitude extérieure à prendre. Il nous rend attentifs au fait qu’il peut y avoir des points sur lesquels nous n’avons pas à avoir un esprit d’offensive, sur lesquels nous pouvons « nous arranger » en laissant les choses comme elles sont, afin de pouvoir précisément utiliser sur d’autres points, de façon judicieuse, les énergies externes et internes dont nous disposons en quantité limitée, au lieu de les gaspiller là où il ne le faut pas. L’Église a toujours trouvé au cours de son Histoire le moyen de « s’accommoder » de choses inévitables qui n’étaient que des données de fait, et elle n’est pas devenue pour autant infidèle à Dieu ni à elle-même. Mais c’est bien souvent, hélas, qu’elle a essayé de s’opposer trop longtemps à ces choses inévitables, gaspillant ainsi, là où il ne le fallait pas, des forces qui lui faisaient ailleurs défaut. La vue doctrinale selon laquelle la situation de Diaspora revêt un caractère de nécessité inhérente à l’Histoire du Salut devrait contribuer à nous prémunir de ce danger.

Regardons en effet. Que fait celui qui, voyant venir la Diaspora, lui dénie tout droit à l’existence ? Il forge une sorte de club, une situation artificielle dans laquelle tout se passe comme si cette Diaspora n’existait d’aucune manière, ni à l’intérieur, ni à l’extérieur ; il crée un ghetto.

Voici, à mon sens, la base théologique nécessaire pour accéder au concept de ghetto. Le vieux ghetto juif était l’expression naturelle (et en fin de compte celle qu’un Judaïsme orthodoxe doit se forger lui-même en vertu de sa propre nature) de la conviction selon laquelle on se considère comme l’unique peuple élu, appelé à se suffire, et se suffisant de fait lui-même à tous points de vue, même dans le domaine de la vie séculière ; de la conviction selon laquelle tous les autres peuples, loin d’être intégrés de fait à cette commu­nauté terrestre et sociale d’élection et de salut, n’y sont appelés en aucune façon, ne sont nullement l’objet d’une tâche missionnaire.

Le chrétien, lui, ne peut considérer son Église comme se suffisant à elle-même dans le domaine de la vie séculière, culturelle et sociale : son Église n’est pas une théocratie de ce monde. Il ne peut davantage considérer les non-chrétiens comme des non-appelés, ni se servir de moyens intempestifs ou injustes pour supprimer la situation exigée par l’Histoire du Salut, et selon laquelle il y a aujourd’hui des non-chrétiens à vivre parmi les chrétiens, ou, pour mieux dire, des chrétiens à vivre au milieu des non-chrétiens. Sa vie doit être franchement orientée vers les non-chrétiens. S’enferme-t-il dans sa coquille avec une mentalité de ghetto, soit par un réflexe de défense, soit pour abandonner le monde au tribunal de la colère comme à un sort bien mérité, soit parce qu’il n’y aurait à ses yeux rien de bon ni de valable à tirer de ce monde-là…, alors il retombe dans l’Ancien Testament.

Or la tentation de ghetto nous menace tous. Le catholique convaincu, énergique, militant, dont la culture est un peu primitive, un peu « petit-bourgeois », connaît cette séduction du ghetto où l’on se retranche, séduction qui a en soi quelque chose de religieux : on donne en effet l’impression de ne rechercher que le Royaume de Dieu. Alors on est entre soi, et l’on peut se donner l’illusion qu’il n’existe que des chrétiens. Dans cette politique de ghetto l’Église est considérée comme une communauté de salut se suffi­sant à elle-même (ce qu’elle est en effet) ; mais voilà qu’on en fait aussi une société se suffisant à elle-même sur toute la ligne et pour toutes sortes de choses. Dans cette optique, le chrétien doit mettre parmi les poètes un Weber[4] au-dessus de Goethe ; il doit, en fait de magazines, réserver son estime au « Feuerreiter »[5] (qu’on ne voie naturellement ici aucune critique contre cet illustré et la nécessité de le propager !). Tout homme politique qui fait ses Pâques est un grand homme politique ; les autres sont a priori suspects. La C. D. U.[6] a toujours raison, les Socialistes toujours tort ; et quel dommage que nous n’ayons pas de parti catholique ! Là enfin où l’on entreprend, dans le but de créer un ghetto, de tout mettre dans le giron de l’Église, la direction doit naturellement et universellement en revenir au clergé.

La conséquence de tout cela, c’est un complexe d’anticléricalisme qui n’a pas toujours son origine dans la perversité ou dans la haine de Dieu.

Ce ghetto prend aussi, dans sa physionomie intérieure, et de façon involontaire, le style d’une époque dont on se figure qu’elle existe encore ; le style d’un type d’homme qui, historiquement (du point de vue de la vie intellectuelle et culturelle) et sociologiquement parlant, vient d’un autre âge, et se sent à l’aise dans ce ghetto : je pense ici au « petit-bourgeois », si différent de l’ouvrier d’aujourd’hui et de l’homme atomique de demain. Quoi d’étonnant alors si les gens du dehors identifient le christianisme avec ce ghetto et ne veulent pas y entrer ! Et c’est bien un effet de la grâce de Dieu, quand on arrive à reconnaître quand même dans l’Église la maison de Dieu, en dépit de tout le faux-gothique et de tout le « bazar » réactionnaire et petit-bourgeois qu’on y trouve ! Face à un tel danger, qui, comme on l’a dit, fut trop souvent dans les cent dernières années une réalité, et qui existe aujourd’hui encore, il faut un discernement lucide et courageux, à la lumière de ce principe : la situation de Diaspora est une nécessité inhérente à l’Histoire du Salut, une nécessité dont il est permis de tirer parti à de multiples points de vue, et cela jusque dans notre comportement pratique.

b) Si je me vois contraint, pour le mettre en évidence, de donner de ce principe quelques applications, ce n’est vraiment qu’à titre d’exemples, et les exemples qui vont suivre n’ont pas en soi tellement de valeur.

Lorsque par exemple nous nous empressons immanquablement d’en appeler avec véhémence aux lois civiles et à leur devoir de remédier à la moralité défaillante, nous oublions que nous sommes en Diaspora, et qu’à la longue nous ne parviendrons à rien d’autre qu’à entretenir des complexes d’anticléricalisme chez ceux qui ne veulent pas sentir peser sur eux, par notre fait, des mesures de contrainte. (J’espère n’avoir pas besoin de souligner expressément que, dans ce domaine, le droit naturel lui-même exige qu’il y ait des lois ; encore faut-il qu’elles reposent sur des considérations justes, qu’elles soient dosées convenablement et qu’on sache user d’habileté dans la tactique employée pour les réclamer.) Autre exemple : il nous faudra accepter chez l’homme d’aujourd’hui, en maint domaine, le sentiment qu’il a de la vie tel qu’il est, qu’il soit ou non pénétré de culture. Si celui qui va le dimanche aux matches de football, et y hurle avec la foule (je n’en suis pas !) est plus ou moins considéré par nous comme en état de perdition, alors, aussi vrai au moins que son comportement est peut-être infantile et superficiel, notre attitude pastorale à nous se trompe de direction. Si l’homme d’aujourd’hui déplace de plus en plus vers le soir ses activités culturelles, il doit y avoir des Messes du soir, et l’on fera mieux d’abandonner la tentative de le persuader de l’excellence du lever matinal.

Lorsque l’homme d’aujourd’hui est dans le domaine moral sous l’empire des suggestions de son milieu parce qu’il vit en Diaspora, qu’il doit y vivre et que non sans raison il veut y vivre, l’effort d’éducation chrétienne de sa conscience morale, laquelle s’émousse fatalement au contact du milieu, devra rechercher un point d’insertion favorable : ce sera là où le sujet manifeste encore une compréhension authentique à l’égard d’une tendance supérieure ; mais non pas là où fait absolument défaut (malheureusement) la compréhension objective de la chose, ni là où cette compréhension ne saisit que l’autorité formelle de l’Église en matière morale.

Veut-on que nos efforts en vue de gagner les hommes aux principes chrétiens soient efficaces ? Alors qu’on le sache : la conquête de l’opinion publique par la « réclame » obéit à la même loi que celle de l’indi­vidu : on commence par ce qu’on l’estime capable de comprendre ; et c’est à partir de là qu’on essaiera ensuite, lentement, pas à pas, de le mener plus loin. Au point de vue de son aptitude à porter un jugement de valeur authentique sur une situation concrète (condition nécessaire pour qu’il y ait subjectivement péché grave), l’homme est, pour une bonne part, le reflet de son milieu. Nous ne pouvons en aucun cas approuver les déviations par rapport aux normes morales objectives. Mais la proclamation des principes chrétiens ne devrait pas non plus négliger le fait que, parmi les causes qui excusent du péché formel, il n’y a pas que celles qui tiennent à l’individu ; il y a aussi, chez le catholique de la Diaspora, des causes générales de caractère sociologique, une opacité spirituelle liée à l’ambiance sociale et qui atteint tout le monde.

S’est-on suffisamment demandé jusqu’à présent ce qui en résulte, non certes pour la Morale norma­tive, mais pour la conduite pastorale pratique, pour l’attitude que nous adoptons à l’égard des hommes qui étaient ou sont chrétiens par leur acte de baptême, mais qui peut-être ne l’ont jamais été dans le fond d’eux-mêmes à cause de la situation de Diaspora dans laquelle ils se trouvent, bien que, en vertu d’une coutume bourgeoise, ils paient l’impôt d’Église[7] et envoient leurs enfants au catéchisme ? Comment agir, par exemple, avec un catholique dont le second mariage (invalide par suite du divorce de l’une des parties) a pour lui des conséquences favorables sur le plan moral, si son opacité spirituelle, due à son passé social et culturel, fait qu’il ne saisit pas (aussi peu que dans l’Ancien Testament) le caractère immoral de ce second mariage, lequel n’a d’ailleurs pour lui que d’heureuses conséquences, même sur le plan moral ? On n’ira pas considérer a priori comme vaine une réflexion sur de tels problèmes destinés à trouver, au-delà des principes les plus généraux, des méthodes d’une application plus pratique.

Si nous vivons en Diaspora, il est aussi important, pour prendre cet exemple, d’éduquer les jeunes gens à lire comme il faut des livres, revues et magazines non-chrétiens (qu’ils lisent déjà de toute façon) que de les abonner à la presse d’inspiration religieuse. Si nous vivons en Diaspora, nous ne pouvons nous permettre d’éduquer un type de laïc que nous portons au pinacle alors qu’il a la mentalité « bien-pensante » des années d’antan.

Si nous vivons en Diaspora, il faut faire mourir une bonne fois le prêtre-fonctionnaire. Car avec cette mentalité de bureaucrate on peut – mais rien de plus – mener une affaire, laquelle continue de tourner même si l’on n’a aucun égard pour le public, même si l’on est au service de l’institution et non au service des personnes. Avons-nous le courage de nous adonner au soin des âmes sans esprit bureaucratique, sans routine, sans engouement pour « l’organisation-impeccable-mais-qui-tourne-à-vide » ? Lorsqu’un homme trouve en nous un être humain, un vrai chrétien, un cœur ; lorsqu’il sent que nous participons, en le transmettant de façon authentique, au Message de la miséricorde divine à l’égard des pécheurs que nous sommes, ce qui se produit alors est plus important que l’impression causée par le bruit de toute la mécanique d’une entreprise bureaucratique.

Ne soyons pas les esclaves de la statistique. Dans les cent années à venir, elle se retournera toujours contre nous, si nous l’invoquons là où il ne le faut pas. Une conversion authentique dans une grande ville est une chose plus magnifique que la fréquentation massive des Sacrements dans un village perdu. Le premier de ces faits est essentiellement un événement religieux chargé de grâce ; le second est avant tout, dans la plupart des cas, un phénomène sociologique, ce qui n’empêche pas qu’il puisse être un véhicule de la grâce.

S’il est vrai que tous aujourd’hui – clercs et laïcs –, chacun à sa manière, c’est dans une Diaspora que nous nous adonnons au soin des âmes, le problème qui se dresse devant nous est, mutatis mutandis, le même que dans les Missions extérieures. Le malheur qu’a été là-bas l’européanisme, nous pouvons nous le repro­cher à notre tour dans notre action missionnaire. Les hommes que nous cherchons à convertir au Christ, nous les convertissons au style culturel de vie que nous avons reçu de nos ancêtres. Il peut être le nôtre ; il n’est pas le leur. Représentez-vous le coup d’œil qu’offre l’organisation extérieure de beaucoup de couvents, le niveau de beaucoup de productions religieuses dites populaires, le ton plein d’onction de notre éloquence ecclésiastique, l’étroitesse de notre horizon « petit-bourgeois », notre hargne à l’égard de mille et mille choses de la vie de tous les jours (à commencer par la toque des femmes de moins de trente ans et par le rouge à lèvres), et vous comprendrez ce que je veux dire en parlant, à propos de la mission à l’intérieur, d’un « pendant » à cet européanisme qui a gâté les Missions extérieures. Quand on est dans une situation de Diaspora, on ne peut se permettre de telles choses.

Quand on vit en Diaspora, discours et écrits religieux devraient tenir compte, dans leur contenu et leur allure, de ce que les non-chrétiens sont là, qui eux aussi nous écoutent, eux aussi nous lisent. A-t-on alors le droit d’imiter ce grand journal catholique qui publiait bruyamment, le lendemain même de l’annonce faite par le pape de la définition prochaine d’un nouveau dogme, que « l’univers entier » avait tressailli d’allé­gresse ? Fallait-il afficher aux portes des églises, pendant l’Année Sainte, qu’on doit être en état de grâce au moins depuis l’accomplissement de la dernière démarche jubilaire, comme si cela n’était pas à recommander en toutes circonstances ?

Si nous vivons en Diaspora, alors la presse catholique ne doit pas, au nom d’un esprit de dévotion pur de tout mélange, donner l’impression qu’il n’y aurait pas d’opinion publique dans l’Église et qu’il ne saurait y en avoir une ; que toute critique, même exprimée comme il faut, à l’égard de mesures prises par la Hiérarchie, serait contraire à l’esprit catholique ; qu’il serait a priori impossible que de telles mesures puissent avoir leur source dans des motivations d’ordre humain, dans une information défectueuse, dans une méconnaissance des exigences d’aujourd’hui. Ce qui est contraire à l’esprit catholique, c’est (et cela arrive également !) de nourrir des préjugés en ce sens, de façon constante et hargneuse, vis-à-vis de la Hiérarchie. Mais il est tout aussi faux, théologiquement parlant, de prédire d’avance que de telles faiblesses ne peuvent jamais arriver. C’est alors que se vérifie ce qu’écrivait A. Koch : « Le temps n’est plus où l’on pouvait espérer dissimuler des tares réelles sous un camouflage systématique ». Les vérités que l’on tait se transforment en poisons, et nous ne pouvons aujourd’hui nous payer le luxe, dans la Diaspora qu’est devenu le monde, de voir un désaccord légitime au sein de l’Église se dégrader en un courant souterrain et en une hérésie larvée.

c) Nous sommes donc fondés à modeler notre comportement pastoral et apostolique sur la situation de Diaspora faite à l’Église. Cela va-t-il nous jeter dans une attitude de résignation et de défaitisme ? Non, tout au contraire, du moins si l’on nous a bien compris.

Ayons donc le courage de renoncer une bonne fois à défendre de vieilles façades derrière lesquelles il n’y a rien, ou pas grand-chose ; abandonnons l’idée de maintenir dans et devant l’opinion publique l’illusion que le christianisme est « le-fait-de-tout-le-monde », l’idée de réaliser des « records » de baptêmes, de mariages et de derniers Sacrements, alors qu’il peut n’y avoir là, quand on va au fond des choses, qu’une victoire de la tradition, de la coutume, du milieu d’origine, mais pas celle d’une foi authentique et d’une conviction venant des profondeurs de la personne. En adoptant une telle attitude, nous déchargerons le christianisme, aux yeux de tous, de l’impression qu’il donne de cautionner tout ce que recouvrent ces gestes pseudo-chrétiens ; nous le déchargerons de l’impression qu’il donne d’être par nature le vernis religieux qui enduit la vie de tout le monde, de n’être qu’une religion de caractère collectif, analogue aux « modes » qui s’imposent de l’extérieur à la masse des gens. Si nous en arrivions là, c’est alors que, libérés de tout cela, nous deviendrions capables d’un vrai courage missionnaire, et d’une confiance apostolique dont le ressort serait en elle-même.

Et c’est alors que nous n’aurions pas à dire en soupirant : « Nous n’avons plus que quinze pour cent de pratiquants ! » puis : « Tiens, nous revoilà à dix-sept pour cent ! » Et où donc est-il écrit que nous devions avoir l’intégralité des cent pour cent ? C’est à Dieu de les avoir. Heureusement il a pitié de tout le monde, et il veut efficacement inclure tout le monde dans sa grâce. Mais on ne peut dire qu’il ne le fait qu’à la condition que nous, l’Église, nous ayons tout le monde. Pourquoi ne nous serait-il pas permis de reprendre aujourd’hui, humblement et de sang-froid, avec une légère variante, le mot de saint Augustin : « Beaucoup de ceux que Dieu a, l’Église ne les a pas, et beaucoup de ceux que l’Église a, Dieu ne les a pas » ? Pourquoi oublie-t-il, notre défaitisme dont la source est une pitié pour les hommes qui manque de lucidité, que, loin d’être une vérité, c’est une hérésie de croire qu’en dehors des frontières de l’Église il n’y a pas de grâce ?

Si nous pouvions évacuer tous ces préjugés inoculés en nous par le christianisme apparemment total de l’Occident, alors ce n’est pas seulement quand le résultat immédiat est une victoire à cent pour cent que nous voudrions combattre ; nous serions beaucoup plus fondés à éprouver de la fierté et de la reconnaissance quand il nous arriverait de conquérir un homme de plus à la foi chrétienne, au lieu de ressembler en quelque sorte à l’autruche en enfouissant notre tête dans le sable mouvant des chrétiens que nous possédons encore.

Bref, si nous savions nous astreindre à obtenir des résultats plus minces peut-être, mais des résultats valables ; si nous recherchions moins un christianisme « de-tout-le-monde » (puisque nous sommes voués, par une nécessité inévitable, à un régime de Diaspora) que le gain représenté par d’authentiques conver­sions…, alors, dans l’accomplissement de notre mission, nous tablerions non pas sur les statistiques d’aujourd’hui, mais bien sûr les chances réelles du christianisme pour l’avenir. Alors nous comprendrions, et pas seulement en théorie, que même en Diaspora une attitude conquérante n’est nullement déplacée. Si nous avons l’impression d’être sur la défensive, c’est que nous avons tort de nous laisser hypnotiser par l’idée que c’est l’Église qui, par sa faute, porterait hic et nunc la responsabilité du nombre infime de chrétiens que nous sommes (peu importe, et nous laissons ici la question en suspens, la part de responsabilité qui revient à l’Église du passé). Nous sommes dans une attitude conquérante si nous acceptons sereinement, comme un fait, la petitesse numérique des chrétiens, et que nous en gagnions d’autres à la foi. On ne peut dire sans nuances que nous en perdons plus que nous en gagnons. Ce qui importe, en effet, c’est de savoir qui l’on perd et qui l’on gagne. Une conversion obtenue par un effort missionnaire, dans un milieu redevenu païen, a, du point de vue missionnaire, plus de valeur que la persévérance de trois chrétiens qui appartiennent aux vieilles couches du christianisme traditionnel mais que l’on perdra ensuite, eux ou leurs enfants, parce que de telles gens, pour n’avoir pas traversé encore la crise aiguë de notre époque, et n’être pas immunisés contre l’esprit du temps, finiront peut-être par ne pas « tenir le coup ». Ce qui importe en de telles conquêtes, fussent-elles ainsi restreintes, ce n’est pas tellement un succès numériquement constatable. Le simple courage de les entreprendre et la poignée de nouveaux chrétiens qui en résulte représentent déjà beaucoup, et parfois tout. Les débuts peuvent décevoir par leurs proportions chétives ; mais ils peuvent être une victoire dont les conséquences sont encore imprévisibles. Saint Benoît ignorait qu’il allait devenir le père d’un nouvel Occident, lorsqu’il se retira sur le Mont Cassin avec une poignée de moines pour y instituer une nouvelle forme de monachisme.

Un apostolat de conquête qui ne s’épuise pas dans un effort désespéré pour sauver ce qui n’est pas à sauver, comme si l’Église devait coïncider avec la totalité des hommes qui habitent sur un territoire donné, ne doit pas avoir peur de travailler, pendant un temps assez long, sans résultat. L’atrophie apparente de la vie religieuse extérieure est un phénomène de transition que rendait pratiquement inévitable la révolution inouïe dans laquelle nous nous trouvons, et dont l’industrialisation des cent dernières années n’a constitué que les prodromes. Il fallait donc s’y attendre. L’anticléricalisme, qu’il se présente sous une apparence paisible et sans éprouver le besoin même de se justifier, ou qu’il ait conservé aujourd’hui encore – et en partie par notre faute – une forme virulente, s’écroulera de lui-même le jour où il apparaîtra partout de façon non équivoque que l’Église ne veut rien d’autre que la foi en Dieu et l’amour pour lui, et cela d’une manière telle que ces attitudes viennent d’une libre décision du cœur et ne tolèrent aucune espèce de contrainte. La structure religieuse de la nature humaine ne peut être détruite. On ne saurait, pendant longtemps, lui impo­ser silence ; pas plus que ne sont capables de la satisfaire les ersatz que lui proposent les utopismes terrestres, qu’ils soient de caractère économique, social ou culturel. Même vu avec le regard de ce monde, le christianisme a sa chance plus que jamais. Et si quelqu’un d’entre vous en doutait (je veux dire : s’il doutait du caractère perceptible, aux yeux du monde, de cette chance) alors, en tant que chrétien, il est l’homme qui espère contre toute espérance : ne sait-il pas que la victoire est à Dieu alors que l’on se croit perdu ?

Bien sûr, il faut pour cela croire à la vie éternelle, d’une foi assez forte pour l’acquérir éventuellement au prix du témoignage suprême, celui de la vie terrestre. Une foi de cette trempe nous fait souvent défaut. On n’aura naturellement rien à objecter contre la perspective qu’après une vie supportable sur terre il en existe une autre encore meilleure. Mais que l’on organise sa vie en fonction de cette croyance, et que quiconque ne partage pas notre foi doive immanquablement vous tenir pour un insensé, voilà qui est fort loin de notre mentalité. Aussi cherche-t-on avec un zèle suspect à prouver par tous les moyens que le christianisme est la recette la meilleure et la plus éprouvée du bonheur terrestre : comme s’il pouvait précisément être cela autrement qu’en refusant de « miser » entièrement là-dessus.

Cette hypertrophie du souci de ce monde vient, elle aussi, de l’esprit de ghetto, du refus de reconnaître que l’on vit en Diaspora. On veut trouver dans le christianisme le biais par lequel on pourra l’accommoder au goût de tout le monde. Le résultat, c’est qu’il y a une fois de plus des catholiques qui le sont sur le plan de la culture, de la politique, de la morale bourgeoise…, mais qui ne veulent pas l’être selon la foi. Ne persévère à la longue, en Diaspora, que celui qui croit vraiment à la vie éternelle et aux promesses de Dieu.

K. RAHNER, « L'interprétation théologique de la situation du chrétien dans le monde moderne » (1954),
dans L'Église face aux défis de notre temps. Études sur l'ecclésiologie et l'existence ecclésiale,
éd. critique sous la dir. de Chr. THEOBALD et G. ROUTHIER, Œuvres 10, Éd. du Cerf, Paris, 2016, p. 369.

 

[1] Faite le 1er octobre 1954 à Cologne, dans le cadre d’une Session de publicistes catholiques, cette conférence a été intégrée dans le volume Sendung und Gnade. Beitrage zur Pastoraltheologie, Innsbruck 1959, trad. de Charles Muller.

[2] Pièce de théâtre de Hugo von Hofmannsthal (1911).

[3] Le mot grec «Diaspora », qui va revenir fréquemment dans les pages suivantes, est emprunté au vocabulaire judéo-chrétien. Il désignait la « dispersion » des Juifs, puis des chrétiens, au milieu du monde païen (voir par exemple le début de la première Épître de saint Pierre). Il est employé couramment aujourd’hui en Allemagne pour caractériser les régions où les Catholiques sont fortement minoritaires par rapport aux Protestants (ou inversement). L’auteur redonne ici au mot une signification universelle [NdT].

[4] Weber: poète catholique du XIXe siècle, «très pieux et très médiocre», et jadis fort goûté du public catholique [NdA].

[5] Hebdomadaire catholique allemand très répandu, analogue à la Vie catholique illustrée (note du traducteur).

[6] Parti dit de l’Union Démocratique Chrétienne, qui, à l’époque, recueille le gros des suffrages catholiques (note du traducteur).

[7] En Allemagne, somme prélevée automatiquement par l’administration publique sur les impôts payés par ceux qui font profession d’appartenir à une Confession religieuse, et affectée aux besoins généraux de leur Église.

Date de dernière mise à jour : 05/09/2019